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Elles sont des monuments restreints à une table de pierre, haut dressée, portant une inscription. Elles incrustent dans le ciel de Chine leurs fronts plats. On les heurte à l'improviste: aux bords des routes, dans les cours des temples, devant les tombeaux. Marquant un fait, une volonté, une présence, elles forcent à l'arrêt debout, face à leurs faces. Dans le vacillement délabré de l'Empire, elles seules impliquent la stabilité.
Épigraphe & pierre taillée, voilà toute la stèle, corps & âme, être au complet. Ce qui soutient & ce qui surmonte n'est que pur ornement & parfois oripeau.
Le socle se réduit à un plateau ou à une pyramide trapue. Le plus souvent c'est une tortue géante, cou tendu, menton méchant, pattes arquées recueillies sous le poids. Et l'animal est vraiment emblématique; son geste ferme & son port élogieux. On admire sa longévité: allant sans hâte, il mène son existence par-delà mille années. N'omettons point ce pouvoir qu'il a de prédire par son écaille, dont la voûte, image de la carapace du firmament, en reproduit toutes les mutations: frot[*2]tée d'encre et séchée au feu, on y discerne, clairs comme au ciel du jour, les paysages sereins ou orageux des ciels à venir.
Le socle pyramidal est aussi noble. Il représente la superposition magnifique des éléments: flots griffus, à la base; puis des rangées de monts lancéolés; puis le lieu des nuages & sur tout, l'espace où le dragon brille, la demeure des Sages Souverains. – C'est de là que la stèle se hausse.
Quant au faîte, il est composé d'une double torsade de monstres tressant leurs efforts, bombant leurs enchevêtrements au front impassible de la table. Ils laissent un cartouche où s'inscrit la dévolution. Et parfois dans les Stèles classiques, sous les ventres écailleux, au milieu du fourmillement des pattes, des tronçons de queues, des griffes & des épines: un trou rond, aux bords émoussés, qui transperce la pierre & par où l'œil azuré du ciel lointain vient viser l'arrivant.
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Sous les Han, voici deux mille années, pour inhumer un cercueil, on dressait à chaque bout de la fosse de larges pièces de bois. Percées en plein milieu d'un trou rond, aux bords émoussés, elles supportaient les pivots du treuil d'où pendait le mort dans sa lourde caisse peinte. Si le mort était pauvre & l'apparat léger, deux cordes [*3] glissant dans l'ouverture faisaient simplement le travail. Pour le cercueil de l'Empereur ou d'un prince, le poids & les convenances exigeaient un treuil double & par conséquent quatre appuis.
Or, ces appuis de bois percés d'un œil se désignaient dès lors sous le même nom de "Stèles". On les décorait d'inscriptions qui disaient les vertus & les charges du défunt. Plus tard ils s'affranchirent de leur emploi seulement funèbre: ils en vinrent à tout porter, & non plus un cadavre; – mais des victoires, des édits, des résolutions pieuses, un éloge de dévouement, d'amour ou d'amitié délicate. – La marque du treuil est restée.
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Mille années avant les Han, sous les Tcheou, maîtres des Rites, on usait déjà du mot "Stèle" mais pour un attribut différent, & celui-là sans doute original. Il signifiait un poteau de pierre, de forme non quelconque mais oubliée. Ce poteau se levait dans la grand'salle des temples, ou en plein air sur un parvis important. Sa fonction:
"Au jour du sacrifice, dit le Mémorial des Rites, le Prince traîne la victime. Quand le cortège a franchi la porte, le Prince attache la victime à la Stèle." (Afin qu'elle attende paisiblement le coup.)
C'était donc un arrêt, le premier dans la [*4] cérémonie. Toute la foule en marche venait buter là. Tous les pas encore s'arrêtent aujourd'hui devant la Stèle seule immobile du cortège incessant que mènent les palais aux toits nomades.
Le Commentaire ajoute: "Chaque temple avait sa stèle. Au moyen de l'ombre qu'elle jetait, on mesurait le moment du soleil."
Il en est toujours de même. Aucune des fonctions ancestrales n'est perdue: comme l'œil de la stèle de bois, la stèle de pierre garde l'usage du poteau sacrificatoire & mesure encore un moment; mais non plus un moment du soleil du jour projetant son doigt d'ombre. La lumière qui le marque ne tombe point du Cruel Satellite & ne tourne pas avec lui. C'est un jour de connaissance au fond de soi: l'astre est intime & l'instant perpétuel.
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Le style en doit être ceci qu'on ne peut pas dire un langage car ceci n'a point d'échos parmi les autres langages & ne saurait pas servir aux échanges quotidiens: le Wên. Jeu symbolique dont chacun des éléments, capable d'être tout, n'emprunte sa fonction qu'au lieu présent qu'il occupe; sa valeur à ce fait qu'il est ici & non point là. Enchaînés par des lois claires comme la pensée ancienne & simples comme les nombres musicaux, les Caractères pendent les uns aux autres, s'agrippent [*5] & s'engrènent dans un réseau irréversible, réfractaire même à celui qui l'a tissé. Sitôt incrustés dans la table, – qu'ils pénètrent d'intelligence, – les voici, dépouillant les formes de la mouvante intelligence humaine, devenus pensée de la pierre dont ils prennent le grain. De là cette composition dure, cette densité, cet équilibre interne & ces angles, qualités nécessaires comme les espèces géométriques au cristal. De là ce défi à qui leur fera dire ce qu'ils gardent. Ils dédaignent d'être lus. Ils ne réclament point la voix ou la musique. Ils méprisent les tons changeants & les syllabes qui les affublent au hasard des provinces. Ils n'expriment pas; ils signifient; ils sont.
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Leur graphie ne peut qu'être belle. Si près des formes originales, (un homme sous le toit du ciel, – une flèche lancée contre le ciel, – le cheval, crinière au vent, crispé sur ses pattes, – les trois pics d'un mont; le cœur, & ses oreillettes, & l'aorte,) les Caractères n'acceptent ni l'ignorance ni la maladresse. Pourtant, visions des êtres à travers l'œil humain, coulant par les muscles, les doigts, & tous ces nerveux instruments humains, ils en <reçoivent> un déformé par où pénètre l'art dans leur science. – Aujourd'hui corrects, sans plus, ils étaient pleins de distinction à l'époque Yong-tcheng; étirés en long sous les Ming, telles les gousses [*6] de l'ail élégant; classiques sous les Thang larges & robustes sous les Han; ils remontent combien plus haut, jusqu'aux symboles nus courbés à la courbe des choses. Mais c'est aux Han que s'arrête l'ascendance de la Stèle.
Car la table aveugle de caractères a l'inexistence ou l'horreur d'un visage sans traits. Ni ces tambours gravés ni ces poteaux informes ne sont dignes du nom de Stèle; moins encore l'inscription de fortune qui, privée de socle & d'espace & d'air quadrangulaire à l'entour, n'est plus qu'un jeu de promeneur fixant une historiette: bataille gagnée, maîtresse livrée, & toute la littérature.
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La direction n'est pas indécise. Face au Midi si la Stèle porte les décrets; l'hommage du Souverain à un Sage; l'éloge d'une doctrine; un hymne de règne; une confession de l'Empereur à son peuple; tout ce que le Fils du Ciel siégeant face au Midi a vertu de promulguer.
Par déférence, on plantera droit au Nord, pôle du noir vertueux, les Stèles amicales. On orientera les amoureuses, afin que l'aube enjolive leurs plus doux traits & adoucisse les méchants. On lèvera vers l'Ouest ensanglanté, palais du rouge, les guerrières & les héroïques. D'autres, Stèles du bord du chemin, suivront le geste indifférent de la route. Les unes & les autres s'offrent sans réserve [*7] aux passants, aux muletiers, aux conducteurs de chars, aux eunuques, aux détrousseurs, aux moines mendiants, aux gens de poussière, aux marchands. Elles tournent vers ceux-là leurs faces illuminées de signes; & ceux-là, pliés sous la charge ou affamés de riz & de piment, passent en les comptant parmi les bornes. Ainsi, accessibles à tous, elles réservent le meilleur à quelques-uns.
Certaines, qui ne regardent ni le Sud ni le Nord, ni l'Est ni l'Occident, ni aucun des points interlopes, désignent le lieu par excellence, le milieu. Comme les dalles renversées ou les voûtes gravées dans la face invisible, elles proposent leurs signes à la terre qu'elles pressent d'un sceau. Ce sont les décrets d'un autre empire, & singulier. On les subit ou on les récuse, sans commentaires ni gloses inutiles, – d'ailleurs sans confronter jamais le texte véritable: seulement les empreintes qu'on lui dérobe.
Druckvorlage
Victor Segalen: Stèles.
Paris: Georges Crès & Cie 1914
(Collection Coréenne).
Hier: Unpag. Vorwort (7 S.).
[PDF]
Editionsrichtlinien.
Erstdruck
Victor Segalen: Stèles.
Pei-king (Des presses de Pei-T'ang, 1912).
Privatdruck.
Kommentierte Ausgaben
Übersetzung ins Deutsche
Werkverzeichnis
Verzeichnis
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Paris: Édition de l'Herne 1998.
S. 375-404: Bibliographie.
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URL: http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb34427363f/date
URL: https://catalog.hathitrust.org/Record/012224415
URL: https://catalog.hathitrust.org/Record/000054240
Segalen, Victor: Gauguin dans son dernier décor.
In: Mercure de France.
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URL: http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb34427363f/date
URL: https://catalog.hathitrust.org/Record/012224415
URL: https://catalog.hathitrust.org/Record/000054240
Segalen, Victor: Les Hors-la-loi: le double Rimbaud.
In: Mercure de France.
Bd. 60, 1906, 15. April, S. 481-501.
URL: http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb34427363f/date
URL: https://catalog.hathitrust.org/Record/012224415
URL: https://catalog.hathitrust.org/Record/000054240
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URL: https://archive.org/details/peintures00sega
URL: http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k55050r [6e édition 1921]
Segalen, Victor: Stèles.
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URL: http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5628553b
URL: https://archive.org/details/stlessega00sega [4e édition 1922]
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Oxford 2018.
Edition
Lyriktheorie » R. Brandmeyer