Gustave Vapereau

 

 

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Dictionnaire universel des littératures

[Lyrisme]

 

LYRISME. Ce mot, d'un emploi assez moderne, désigne, dans toutes les œuvres littéraires, l'enthousiasme, l'inspiration, l'élan des sentiments personnels, qui sont les éléments spéciaux de la poésie lyrique. Le lyrisme peut se retrouver partout, à la chaire ou à la tribune, dans la prose comme dans la poésie il se manifeste par des mouvements de style qui, bien amenés et bien soutenus, donnent à l'éloquence son expression la plus haute et la plus belle, mais qui, employés hors de propos et sans chaleur véritable, font l'effet de ridicules déclamations. Ces élans lyriques ont leur place même dans la poésie narrative, lorsque celui qui parle est assez ému des faits qu'il raconte pour laisser éclater l'impétuosité de ses sentiments. Enée, parlant du cheval de Troie, se trouble au souvenir des maux qu'apportaient ses flancs remplis d'armes, et il s'écrie (Enéide, II, v. 54):

Et si fata deum, si mens non læva fuisset,
Impulerat ferro argolicas fædare latebras;
Trojaque, nunc stares, Priamique arx alla maneres!

Et quelques vers plus loin (Ibid., v. 241

0 patria, o divum domus Ilium, et inclyta bello
Mænia Dardanidum! Quater ipso in limine porlaa
Substitit, atque utero sonitum quater arma dedere.

Le lyrisme, dans une mesure modérée, est de mise dans les grandes scènes dramatiques. Corneille ne l'a pas seulement introduit épisodiquement, sous des rhythmes particuliers, comme dans les stances du Cid ou de Polyeucte, il le laisse souvent éclater jusque dans le dialogue. On pourrait citer beaucoup de passages du Cid, notamment celui où Rodrigue exprime l'ardeur guerrière que lui inspire l'aveu de l'amour de Chimène:

Est-il quelque ennemi qu'à présent je ne dompte?
Paraissez Navarrois, Maures et Castillans.
Et tout ce que l'Espagne a nourri de vaillants;
Unissez-vous ensemble et faites une armée
Pour combattre une main de la sorte animée, etc.

Un élan lyrique plus touchant, dans la plus dramatique des situations, est celui du vieil Horace comparant la mort de deux de ses enfants à la fuite honteuse imputée au troisième:

      Tout beau ne les pleurez pas tous.
Deux jouissent d'un sort dont leur père est jaloux.
Que des plus nobles fleurs leurs tombes soient couvertes!
La gloire de leur mort m'a payé de leur perte, etc.

Dans le même auteur et dans le même chef-d'œuvre, les imprécations de Camille sont un exemple du plus vif accès lyrique que puisse admettre la scène.

Racine n'a pas manié avec moins de bonheur l'élément lyrique au théâtre. Il lui a trouvé dans Athalie l'emploi le plus naturel qui puisse en être fait; je ne parle pas des chœurs, accessoire lyrique que tant de sujets comportent, mais de la prédiction de Joad, qui donne en spectacle l'inspiration lyrique dans sa réalité même, avec ses rhythmes libres et variés et les accords de la musique pour la soutenir. Racine ne s'est pas fait faute de se livrer à la veine lyrique dans des sujets dramatiques qui lui semblaient moins favorables. Phèdre, en particulier, offre d'admirables explosions de sentiments personnels, qui semblent suspendre l'action dramatique pour nous faire pénétrer jusqu'au fond de l'àme de celle qui en est l'héroïne ou plutôt la victime. La grande scène de la confidence à Ænone est tout en mouvements lyriques:

Que ces vains ornements, que ces voiles me pèsent!...
Dieux! que ne suis-je assise à l'ombre des forêts!...
Ariane, ma sœur, de quel amour!

Le lyrisme n'est pas moins soutenu dans le grand monologue où elle exprime l'horreur de sa faute:

Où me cacher? Fuyons dans la nuit infernale...

Il a des retours d'une intimité toute personnelle dans ces vers:

Hélas! du crime affreux dont la honte me suit
Jamais mon triste cœur n'a recueilli le fruit.

Il n'y a que les maitres pour employer le lyrisme à propos dans les œuvres dramatiques, et surtout pour le contenir dans une juste mesure. De nos jours les développements lyriques ont été prodigués au théâtre par l'école romantique, mais ils ont souvent le malheur de suspendre l'action pour faire briller le talent du poëte, en substituant l'expression éclatante des sentiments qui lui sont propres au langage naturel du personnage en situation. Il en résulte que plus un auteur a d'aptitude au genre lyrique, moins il est capable de réussir au théàtre. Ceci est remarquable chez les peuples dont le génie lyrique est attesté par toute leur littérature. Le lyrisme est le grand défaut du théâtre allemand. Trop souvent, chaque personnage vient dire à la scène un dithyrambe, une ode sur la patrie, Dieu, l'humanité, l'amour. Ils chantent au lieu de parler et surtout au lieu d'agir. Le poëte le plus dramatique de l'Allemagne, Schiller, a péché longtemps par cette exubérance lyrique si chère à ses compatriotes, avant de la restreindre, comme dans Guillaume Tell, à la mesure imposée par les limites naturelles des genres littéraires et par le juste sentiment des situations.

Dans la prose, le lyrisme est souvent un des caractères naturels de l'éloquence. L'orateur, plein de son sujet, s'abandonne aux mouvements impétueux de ses sentiments et oublie un instant son auditoire pour s'adresser aux objets de sa pensée, personnifiés devant lui. Nul ne s'est laissé aller comme Bossuet à ces entraînements lyriques. On en a remarqué quelques-uns dans ses oraisons funèbres, où il fait sans doute d'éloquents retours sur lui-même, mais où les conventions du genre gênent ou retiennent l'essor oratoire. Il faut chercher le Bossuet lyrique dans ses sermons, improvisations ou ébauches, dont l'éloquence prend à tout propos les mouvements de l'ode. Parle-t-il contre le luxe dont on fait parade jusque dans les églises, il s'écrie: "Temple auguste, sacrés autels, et vous, hostie que l'on y immole, mystères adorables que l'on y célèbre, élevez-vous aujourd'hui contre moi si je ne dis pas la vérité! On profane tous les jours votre sainteté en faisant triompher la pompe du monde jusque dans la maison de Dieu." Parle-t-il de la passion du Christ, il a sous les yeux, comme dans une hallucination, les plaies et le sang, et les interpelle ainsi: "0 plaies, que je vous adore! flétrissures sacrées, que je vous baise! 0 sang qui découlez, soit de la tète percée, soit des yeux meurtris, soit de tout le corps déchiré; ô sang précieux, que je vous recueille! Terre, terre, ne bois pas ce sang!..." On dirait un pieux délire.

Fénelon, dans ses sermons, ne tourne pas moins facilement au lyrisme; ses discours sur les missionnaires qui partent pour l'Orient sont des hymnes en l'honneur de la foi qui donne à l'Église, dans de nouvelles régions, des enfants innombrables. Mais si l'on veut trouver dans Fénelon un jet lyrique plus continu, il faut relire la dernière partie de l'Existence de Dieu, où, du sein même des argumentations les plus métaphysiques sur l'unité, la simplicité, l'éternité et l'immensité de l'Etre divin, s'échappent des hymnes d'adoration et d'extase: "En vous voyant, ô simple et infinie Vérité, je deviens muet; mais je deviens, si je l'ose dire, semblable à vous. Ma vue devient simple et indivisible comme vous... D'un seul regard, je vois l'Être et j'ai tout vu; j'ai puisé dans la source, je vous ai presque vu face à face. C'est vous-même car qui êtes-vous, sinon l'Être?... [1291] Moi, néant, moi, ombre de l'Étre, je vois celui qui est!... Il m'étonne, et j'en suis ravi; je succombe en le voyant, et c'est ma joie je bégaye, et c'est tant mieux de ce qu'il ne me reste plus aucune parole pour dire ni ce qu'il est, ni ce que je ne suis pas, ni ce qu'il fait en moi. ni ce que je conçois de lui!" Ainsi la philosophie mystique jette naturellement dans la dialectique le transport des sentiments personnels.

Le rationalisme de Jean-Jacques Rousseau a aussi volontiers recours aux mouvements lyriques; mais l'emploi trop brusque de la prosopopée, à laquelle ils empruntent d'ordinaire leurs effets, donne quelquefois aux passages les plus admirés un air factice et un tour déclamatoire. Les imitateurs de Rousseau ne lui prennent d'ordinaire ses procédés que pour les gâter. Plusieurs philosophes et écrivains de l'époque révolutionnaire, et la plupart des orateurs de la Convention, Robespierre en tête, ont abusé du style lyrique jusqu'à le rendre ridicule. Sous l'Empire, Mme de Staël en a fait un emploi brillant et souvent heureux. Chàteaubriand l'a naturellement admis dans ses poëmes en prose. Lamennais, surtout dans les Paroles d'un croyant, en a tiré plus d'une fois des effets puissants. Mme Sand, écrivant Lélia, Spiridion, etc., portait le dithyrambe dans le roman social ou philosophique, sous l'influence lointaine de Rousseau. De nos jours, le style lyrique a perdu une grande partie de sa faveur, quoique des esprits distingués ne le bannissent pas de l'histoire, comme Michelet, ou de l'exégèse religieuse, comme M. Renan. A mesure qu'on a plus de raison que d'enthousiasme, on recherche davantage, dans la prose, la simplicité qui n'exclut ni la force ni l'éclat.

 

 

 

 

Erstdruck und Druckvorlage

Gustave Vapereau: Dictionnaire universel des littératures.
Paris: Hachette 1876, S. 1290-1291.

Ungezeichnet.

Die Textwiedergabe erfolgt nach dem ersten Druck (Editionsrichtlinien).

URL: https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k2207247
URL: https://archive.org/details/DictionnaireUniverselDesLitt1876Vol1
URL: https://archive.org/details/DictionnaireUniverselDesLitt1876Vol2
PURL: https://hdl.handle.net/2027/mdp.39015070337541

 

 

 

Literatur

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