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Poésie s. f. (po-é-si – lat. poesis, gr. poiésis, de poiein, faire. Littér. Art de compo[1229]ser des ouvrages en vers: Richesses de la POÉSIE. Feu de la POÉSIE. Enthousiasme de la POÉSIE. L'imitation et l'harmonie ont produit la POÉSIE. (Aristote.) La POÉSIE est la musique de l'âme et surtout des âmes grandes et sensibles. (Volt.) La POÉSIE est une peinture qui parle ou si l'on veut, un langage qui peint. (Marmontel.) La POÉSIE convient plus parliculièrement à l'enfance des peuples et l'histoire à leur vieillesse. (Chateaub.) La POÉSIE n'est que de l'éloquence qui parle en mesure. (De Bonald.) La POÉSIE perd le plus essentiel de ses priviléges quand elle ne sait pas tirer du clavier de la multitude un accord unanime qui lui répond comme un écho. (Ch. Nodier.) La POÉSIE est la fleur des lettres. (Ampère.) La POÉSIE est l'éloquence du loisir et de la rêverie. (Lamart.) La POÉSIE, c'est le chant intérieur. (Lamart.) La POÉSIE est l'expression directe du sentiment par la parole. (E. Pelletan.) La POÉSIE est la philosophie en fleur. (Mme C. Angebert.) La POÉSIE est la lumière ou le relief de la parole; c'est l'idée revêtue des ailes qui transfigurent et font voler; c'est le souffle gui enfle les mots, les rend légers et les colore. (P. de St-Victor.) La POÉSIE est cette musique que tout homme porte en soi. (Shakspeare.) La POÉSIE, c'est la puissance qui nous affranchit un moment de l'éternelle limite. (Ed. Scherer.) La POÉSIE est le sentiment des harmonies entre toutes les choses de la nature. (T. Thoré.)
La poésie, art suprême et complet,
Peinture qui se meut et musique qui pense.
EM. DESCHAMPS.
– Genre de poëme: POÉSIE lyrique. POÉSIE dramatique. POÉSIE épique. POÉSIE héroïque. POÉSIE pastorale. Les belles POÉSIES épiques, dramatiques, lyriques ne sont autre chose que les songes d'un sage éveillé. (J. Joubert.) Dans le pays de Sophocle comme dans le pays de Corneille, chez les compatriotes de Shakpeare comme chez les compatriotes de Gœthe, la POÉSIE dramatique n'a eu qu'un temps. (Taillandier.)
D'un air encor plus grand, la poésie épique,
Dans le vaste récit d'une longue action,
Se soutient par la fable et vit de fiction.
BOILEAU.
|| Poésie rhythmique. Celle dans laquelle la mesure se compose d'un certain nombre de syllabes, sans tenir compte de la quantité. || Poésie métrique, Celle dans laquelle on a égard, non-seulement au nombre de syllabes, mais encore à la quantité.
Caractère de ce qui est poétique: Ce sont là des vers, mais il n'y a pas de POÉSIE. (Acad.) Rien n'est plus désagréable que cette dextérité dans le médiocre, que ces lignes rimées et césurées convenablement, qui ont l'apparence de vers sans contenir un atome de POÉSIE. (Th. Gautier.)
Manière particulière de faire les vers: POÉSIE naturelle bizarre rocailleuse. La POÉSIE grecque et la POÉSIE latine sont pleines de naturel et d'harmonie. (Acad.) La POÉSIE anglaise est remplie de mots contractés. (Acad. ) La POÉSIE française est accusée par les étrangers de trop de timidité. (Acad.) La plus grande gloire de la POÉSIE provençale est d'avoir eu pour fille la POÉSIE italienne. (Fontenelle.) La POÉSIE sera différente chez le peuple qui renferme les femmes et chez celui qui leur accorde la liberté. (Volt.) La POÉSIE française est un feu qui petille, l'italienne un feu qui brille et l'anglaise un feu qui noircit. (Clément XIV.) Les anciens, que tout matérialisait dans leurs institutions, étaient spiritualisés par leur POÉSIE. (Joubert.) La POÉSIE de Virgile ne se détache jamais de la cause politique à laquelle elle s'est engagée. (Ozanam.) Chose admirable, la POÉSIE d'un peuple est l'élément de son progrès. (V. Hugo.)
– Poëme, ouvrage en vers de peu d'étendue: POÉSIES de Malherbe, de Racine. POÉSIES fugitives. Recueil de POÉSIES. Les POÉSIES populaires d'une race sont toute sa religion, toute sa civilisation, toute son âme. (E. Souvestre.) Les POÉSIES populaires elles-mêmes, qui sont si essentiellement anonymes, ont toujours un auteur. (Renan.)
– Fig. Caractère de ce qui touche ou élève l'âme, de ce qui inspire ou fait réver: La POÉSIE de la nature. Un tableau plein de POÉSIE. Les passions des vieilles filles sont des POÉSIES condamnées à rester en portefeuille. (Balz.) Le patriotisme, c'est de la POÉSIE, et le temps de la POÉSIE est passé. (Mme E. de Gir.) L'architecture est une POÉSIE, la POÉSIE du monde des corps, des formes inanimées; la sculpture, la peinture sont une POÉSIE, la POÉSIE du monde organique, des formes vivantes et des couleurs; la musique est aussi une POÉSIE, la POÉSIE des sons. (Lamenn.) Les jeux publics, le luxe et tes arts étaient la POÉSIE du peuple romain dans l'antiquité. (Mme L. Colet.) La tombe a une POÉSIE funèbre et attrayante. (A. Houssaye.) Tout est POÉSIE dans la femme, mais surtout cette vie rhythmique, harmonisée en périodes régulières et comme scandée par la nature. (Michelet.) Le bonheur est une POÉSIE. (H. Taine.) La jeune fille est la POÉSIE du foyer. (Mme Romieu.) La femme est la POÉSIE, l'homme la prose. (Toussenel.)
Dors et vole à ta fantaisie,
Heureux frère devant mes pas,
Moi, j'ai vu fuir la poésie;
L'oiseau que j'attends ne vient pas.
H. MOREAU.
– Encycl. I. DÉFINITION ET CARACTÈRES DE LA POÉSIE. Considérée dans sa cause, la poésie a pour origine l'imagination, notre faculté mère, notre faculté libre, la seule par laquelle l'homme soit un être actif, car toutes les autres, même la raison et la volonté, sont des facultés passives.
La poésie, en général est donc la fille aînée de l'imagination. Comme faculté poétique, l'imagination a, du reste, des degrés divers. "L'imagination sensible, dit Jean-Paul Richter, est à l'imagination (phantasia) ce qu'est la prose à la poésie. Elle n'est qu'un degré supérieur de la mémoire, dont elle reproduit plus vivement les images. Les animaux l'ont aussi, puisqu'ils révent et sont susceptibles de frayeur. Mais la véritable imagination, la faculté poétique est quelque chose de plus élevé; elle est l'âme du monde de l'âme, l'esprit élémentaire des autres facultés aussi, dans une grande imagination, on peut distinguer des facultés particulières qui en sont comme les ramifications; tels sont l'esprit de saillie, la finesse, la sagacité, etc. Mais aucune de ces facultés ne peut s'élever jusqu'à l'imagination. Des parties isolées l'imagination fait un tout, au lieu que les autres facultés, appuyées sur l'expérience, ne détachent que des feuillets du livre de la nature. Avec les parties du monde, l'imagination fait de nouveaux mondes. Elle totalise tout, même le tout infini de l'univers. L'optimisme poétique lui appartient: par là aussi la beauté des formes qui habitent le monde idéal, la liberté, avec laquelle, dans son éther, les êtres se meuvent comme des soleils. Elle rapproche de nous, en quelque sorte, et fait briller à nos yeux l'infini, l'absolu que conçoit la raison. Déjà, dans la vie, l'imagination exerce sa faculté d'embellir; elle répand son éclat sur les jours ternes et pluvieux d'un passé qui s'éloigne de nous; elle les entoure des couleurs brillantes de l'arc-en-ciel que la main ne peut atteindre. Elle est la déesse de l'amour; elle est la déesse de la jeunesse. Chaque endroit de la vie dont nous nous souvenons brille dans l'éloignement comme une terre dans le ciel. C'est que l'imagination en rassemble les parties pour former un tout plus pur et plus serein. A l'inverse d'Orphée, nous trouvons notre Eurydice en tournant nos regards en arrière et nous la perdons en regardant devant nous."
Il y a un degré de l'imagination poétique où elle est purement réceptive. Elle ne possède pas le don de créer; elle constate. Ceux qui sont doués de cette sorte de force poétique disent simplement en voyant un objet: Cela est beau. Quand à ce simple pouvoir se joignent les qualités imaginatives citées plus haut, comme l'esprit de saillie, l'imagination mathématique, historique, etc., on n'a encore qu'une imagination inférieure; mais on a du talent. Le talent n'est pas ce haut discernemment à l'aide duquel le génie tire de lui-même tout un monde enfoui dans les replis de l'âme. Il reçoit beaucoup du dehors. En poésie, le talent, avec ses images, son feu, sa richesse ses attraits littéraires, a une grande influence sur le peuple. La foule est sensible aux images, à la verve, mais elle n'a pas de sentiments généraux. L'histoire des lettres est pleine de ces poésies qui ont de la prose mise en vers, mais où éclatent des pensées et des sentiments qui ressemblent à des éclairs fugitifs "Le talent, dit Jean-Paul Richter, s'étale comme une colline à côté des froides Alpes du génie, jusqu'à ce qu'il meure dans son voisinage... Les talents peuvent se détruire et se remplacer les uns les autres, mais non les génies: ceux-là sont des degrés, ceux-ci des espèces. Les images, les pensées spirituelles, fines, profondes, les effets de style, tous les agréments du génie peuvent être la proie de deux ou trois imitateurs. Mais l'ensemble et l'esprit général qui l'animent ne peuvent être dérobés." En un mot, le talent peut s'approprier les idées, les images et les sentiments d'autrui. Mais la poésie n'est pas cela. Elle consiste dans un souffle qui est une émanation directe de l'âme. Ce souffle, on l'a ou on ne l'a pas. Comme il est un effet du tempérament, il ne saurait s'acquérir. Il y a pourtant des poëtes qui ont le souffle et ne sont néanmoins poètes que pour eux-mêmes. La nature leur a refusé le don de communiquer au dehors la flamme qui les anime. On a appelé cela le génie poétique passif ou féminin. Il est la faculté de concevoir, non de créer. Il y a des hommes capables de concevoir ainsi bien mieux que le talent le plus élevé; mais, chez eux, la faculté productrice est trop faible. Ils reçoivent, dans une âme ouverte et simple, le grand esprit de l'univers. Ils s'attachent à lui et lui restent fidèles, dédaignant le commun, comme fait la femme avec son sens délicat. Mais veulent-ils exprimer leurs amours, ils se tourmentent en vain; l'organe de la parole est défectueux, embarrassé. Si l'homme de talent est l'acteur mimique et le singe imitateur du génie, ces esprits souffrants, qui sont sur la limite du génie, ressemblent à l'homme des bois calme, sérieux dans sa stature droite, qui vient après l'homme et à qui la nature a refusé la parole.
"La moitié de ces gens-là maudissent le jour de leur naissance. Lucides sur tout ce qui touche aux œuvres d'autrui, il leur est impossible de produire eux-mêmes. Dans notre civilisation positive, le génie poétique apparaît volontiers comme une malédiction de Dieu. Le vulgaire explique le fait en disant que le don de la poésie exclut la raison. Eh bien! "faire consister le génie, la chose la plus excellente qui soit sur la terre, dans un degré d'intensité remarquable des qualités intérieures de l'âme, ou bien encore concevoir le génie sans raison, c'est soi-même penser sans raison, c'est pécher contre le Saint-Esprit."
II est certain qu'entre la destinée de Shakspeare et celle d'un favori de la reine Elisabeth un homme ordinaire n'hésiterait pas à choisir; qu'entre Schiller et un général prussien le choix d'un homme positif serait bientôt fait. On préfère ce que l'on connaît à ce que l'on ne connaît pas. Les épaulettes d'or et 100,000 livres de rente s'apprécient facilement. L'émotion qui résulte de la possession du génie de Shakspeare est à une trop grande distance de l'estomac pour que celui-ci puisse en juger.
"La poésie est, en partie, instinctive. L'instinct est le sens de l'avenir; il est aveugle, mais seulement comme l'oreille est aveugle à la lumière et l'œil sourd pour le son. Il signifie et renferme son objet, comme la cause contient ses effets, et, si nous avions résolu le problème de savoir comment les effets nécessairement donnés avec la cause la suivent cependant, nous comprendrions comment l'instinct appelle son objet, le détermine, le connaît et néanmoins en est puîné... Maintenant s'il existe dans l'âme humaine, l'esprit pur, comme dans l'esprit impur de l'animal, un sens de l'avenir ou un instinct, et si son objet est aussi éloigné que certain, l'universelle vérité dans le cœur de l'homme devait nécessairement dire les premiers mensonges de la nature. Cet instinct de l'esprit qui voit éternellement son objet le réclame sans égard au temps, parce qu'il habite un lieu supérieur à toute durée; il exprime pourquoi l'homme ne peut exprimer et comprendre que les mots de terrestre, de mondain, de temporel, etc., car cet instinct n'en donne le sens que par contraires. Si l'homme le plus ordinaire ne considère la vie et tout ce monde terrestre que comme un fragment, une partie, il n'y a qu'une intuition supérieure et la supposition d'un tout qui puisse faire admettre et mesurer ses divisions." Cette théorie de la poésie, aussi pleine de profondeur qu'éclatante dans son expression, rend parfaitement compte de l'histoire de la poésie parmi les hommes. Les genres sont successifs et expriment des états différents de la conscience. Partout la poésie commence par le genre lyrique, par l'hymne, puis par l'épopée, pure exposition de faits dans ce style simple, grandiose et sincère qui n'est qu'un écho à demi inconscient des événements. "Les rapports de la vie morale, dit Hegel (Poétique), l'organisation de la famille, celle de la société et de la nation tout entière, dans la guerre et dans la paix, doivent être déjà parvenus à un certain degré de développement et de perfection, mais non à la forme générale de principes, de devoirs et de lois, auxquels manquent la particularité, la vie, l'individualité, et qui maintiennent leur autorité vis-à-vis de la volonté individuelle. Il faut, au contraire, que ces principes paraissent émaner du sens moral, de l'équité naturelle, des mœurs et du caractère même des personnages, qu'aucune raison abstraite, sous une forme primitive et prosaïque, n'érige ses droits en face de ceux du cœur, ne domine la conscience individuelle et la passion et ne les soumette à ses lois."
Aussi ne voit-on d'épopée naître qu'aux époques primitives de l'humanité ou au moment où, à la suite de la destruction d'une race, une nouvelle race, jeune par les mœurs et par le sang, recommence une civilisation nouvelle. A ce point de vue, toute légende est un poëme épique, et la mythologie d'un peuple est l'histoire poétique et religieuse de sa pensée. Quand les passions se raffinent, que les conditions se distinguent, que divers genres de vie coexistent dans le même pays, les différents genres de poésie naissent pour exprimer cette multiplicité de côtés sociaux auxquels répondent des instincts différents, que les lettres ont la mission de satisfaire.
Ce qu'on appelle les genres en poésie est, du reste, une classification très-arbitraire. "Quand on examine de près, dit Gœthe, les rubriques reçues, on trouve que ces genres y sont définis, tantôt d'après des caractères extérieurs, tantôt d'après leur objet, moins d'après leur forme essentielle. On reconnaît vite que quelques-uns se rattachent ou se subordonnent à d'autres. Au point de vue du plaisir et de l'agrément, chaque méthode peut avoir son existence et son effet propre."
Il n'existe, en réalité, que trois formes générales de la poésie la forme épique, la forme lyrique et la forme dramatique. On les rencontre toutes les trois dans le plus petit poëme. "C'est ce que prouvent, dit encore Gœthe, qui est un maître dans la matière, les précieuses ballades de tous les peuples. Dans l'ancienne tragédie grecque, on les voit également toutes trois d'abord se combiner, puis se séparer successivement et dans un ordre marqué. Tant que le chœur joue le principal rôle, la poésie lyrique se montre au premier rang. Quand il n'est plus que spectateur, les deux autres apparaissent, et, finalement, là où l'action se resserre, prend un caractere personnel, se rapproche de la vie commune, on trouve le chœur incommode et à charge. Dans la tragédie française, l'exposition est épique, le milieu dramatique, et l'on peut appeler lyrique le dernier acte qui affecte un ton passionné et enthousiaste."
On pourrait croire qu'il y a un peu de fantaisie dans la théorie de Gœthe; mais non. "Ecoutez, dit-il, le moderne improvisateur qui, sur la place publique, traite un sujet historique. D'abord, pour être clair, il raconte puis, pour exciter l'intérêt, il parle comme un personnage jouant un rôle. Enfin, il s'enflamme d'enthousiasme et entraîne les cœurs. Ainsi, on peut merveilleusement combiner ces éléments, et les espèces de poésie sont variées à l'infini. Par conséquent aussi, il est fort difficile de les ranger dans un ordre tel qu'on puisse les placer à côté ou à la suite les unes des autres."
La meilleure manière de les distinguer est surtout de montrer les chefs-d'œuvre ou un genre domine. Ces chefs-d'oeuvre caractérisent chaque genre.
La théorie que nous venons de développer porte si évidemment l'estampille de l'esthétique allemande, qu'on en reconnaît l'origine de prime abord, sans être obligé de se reporter aux noms de Gœthe, de Hegel et de Richter. Beaucoup de lecteurs auront sans doute trouvé quelques-unes de ces considérations si profondes et si hautes en même temps, qu'ils n'y auront vu que ténèbres et nuages. C'est là le propre du philosophisme allemand, qui ne se pique pas de clarté, on ne le sait que trop. Si la spéculation philosophique était bannie du reste de la terre, on la retrouverait dans le cœur et sur les lèvres des enfants de la blonde Germanie. Cependant, comme ces recherches ont incontestablement ouvert des horizons nouveaux et qu'elles plaisent à certains esprits qui s'imaginent aller au fond des choses, nous n'avons pas cru devoir les passer sous silence, et nous avons commencé par faire la part de ceux qui ramènent tous les phénomènes moraux à une froide analyse psychologique. Mais, de cette manière, nous n'avons fait qu'effleurer le côté littéraire et historique de la question, et, pour ceux qui cherchent surtout leurs jouissances intellectuelles dans ces sortes de développements, nous allons reprendre cette étude en sous-œuvre, au risque de quelques répétitions, car la poésie est, avant tout, du ressort de l'histoire et de la littérature, et la philosophie devrait bien faire fonctionner ailleurs le double appareil de son objectif et de son subjectif.
Et d'abord, qu'est-ce que la poésie, en prenant ce mot dans sa plus haute acception? Il n'est peut-ètre pas un mot du dictionnaire plus difficile à définir que celui-là, plus vague, plus insaisissable dans ses divers caractères. Dans une de ses meilleures leçons, Laromiguière constate, sinon l'impossibilité absolue, au moins la difficulté d'une définition exacte, précise, d'une justesse irréprochable. Les uns, commentant l'étymologie, veulent que la poésie soit une création; mais il n'y a que Dieu qui ait le don de créer, et encore beaucoup de philosophes le lui contestent. Or, nous ne pensons pas que ce soit au profit des poëtes. D'ailleurs, le sculpteur, le peintre et le musicien pourraient, tout aussi bien que le poëte s'intituler créateurs et usurper à leur tour les droits de la nature. La vérité est que ni les uns ni les autres ne créent rien, dans le sens absolu du mot, pas même leurs idées qui leur sont fournies par la méditation et par les objets extérieurs. Tous ne font qu'imiter la nature, le peintre avec des couleurs, des ombres et de la lumière; le musicien par le savant arrangement de notes harmonieuses; le sculpteur en faisant jaillir d'une matière brute un être qui semble ne plus attendre que le feu de Prométhée; le poëte, enfin, au moyen du langage écrit ou parlé. D'autres, procédant par voie de comparaison, ont avancé que la poésie est à la prose ce que le chant est à la parole, ou bien encore, à un point de vue différent, qu'elle est l'idéal transporté dans le monde réel. Tout cela n'apprend pas grand'chose. Que la poésie habite le monde de l'idéal, nous le croyons dans une certaine mesure; mais que l'idéal lui soit exclusivement réservé, c'est tout autre chose, car il est certain, par exemple, que la raison pure, la raison spéculative, habite aussi le monde de l'idéal.
Quelques auteurs, poëtes sans doute à la manière de Malebranche:
Il fait en ce beau jour le plus beau temps du monde
Pour aller à cheval sur la terre et sur l'onde,
veulent que la poésie soit considérée comme la jeunesse de l'esprit. Les enfants, disent-ils, ont naturellement une âme poétique; le genre humain a commencé par la poésie; les races poétiques sont les races jeunes de l'humanité. Au contraire, on remarque que, chez les individus comme chez les peuples, le sens poétique et le goût de la poésie diminuent à mesure qu'on avance en âge, et qu'il vient un moment où l'on est tout à fait insensible à cette fée de nos premiers ans.
Comprenez-vous la malice? Sentez-vous la pointe de l'épigramme? Sans s'effrayer du genus irritabile vatum, ces impertinents auteurs voudraient tout simplement remettre la poésie au maillot. Quant à nous, nous croyons que la poésie est le sentiment vif du beau, du sublime et même du ridicule, ou [1231] bien encore, à un autre point de vue, une imitation saisissante et idéale de la nature à l'aide du langage rhythmé.
Platon, qui a banni les poëtes de sa république, et qui était né cependant plus grand poëte que philosophe, incline à trouver l'essence même de la poésie dans l'enthousiasme, dans l'inspiration, et son génie mystique a essayé de donner à cette opinion la rigueur d'une théorie philosophique. Mais l'enthousiasme et l'inspiration ne sont pas plus l'apanage exclusif du poëte, d'Homère ou de Virgile, par exemple, que celui d'Apelle ou de Phidias, de Raphaël ou de Michel-Ange, de tous ceux, enfin, qui ont atteint les hauteurs sublimes de leur art. L'inspiration est peut-être une condition sine qua non de la poésie; mais, à coup sûr, elle n'en est pas l'essence. On en peut dire autant de ce qu'on est convenu d'appeler le style poétique, des images, des figures, des métaphores dans lesquelles on a voulu faire résider la poésie: elles ne sont que les oripeaux plus ou moins brillants dont on la recouvre, quelquefois maladroitement. Qu'y a-t-il de moins métaphorique que ces vers d'Alfred de Musset:
Mes chers amis, quand je mourrai,
Plantez un saule au cimetière;
J'aime son feuillage éploré,
La pâleur en est douce et chère,
Et son ombre sera légère
A la terre où je dormirai?
Et cependant, quel profond et indéfinissable sentiment poétique y domine! Par contre, on trouve souvent chez les auteurs des pensées qui n'ont pour elles que le clinquant du style et l'éclat chatoyant, moiré des épithètes, le cliquetis des antithèses. Si on les dépouille de ces parures d'emprunt, il ne reste rien, rien qu'une idée vulgaire qui rappelle ce mècanisme informe sur lequel les modistes étalent des coiffures et des toilettes resplendissantes. Ce n'est pas là de la poésie, ce n'est plus qu'un pastiche plus ou moins habile. La poésie respire et vit d'elle-même; elle a un souffle puissant dont on se sent pénétré tout d'abord et sous l'influence irrésistible duquel on serait tenté de s'écrier comme la sibylle antique Deus! ecce Deus! Elle anime, elle vivifie, elle ennoblit les êtres les plus insensibles, les plus rudes; comme Midas, elle change en or tout ce qu'elle touche.
On a voulu aussi faire consister exclusivement la poésie dans la versification; c'est là une opinion qui ne supporte pas l'examen, car on confond ainsi deux choses absolument distinctes. La versification n'est qu'une forme sous laquelle se produit la poésie une sorte de parure qu'elle affectionne sans doute, mais avec laquelle elle ne s'identifie en aucune manière et dont elle sait bien se passer à l'occasion, qu'elle dédaigne même quelque-fois. Est-ce que David dans ses Psaumes, Isaïe dans ses prophéties, Isaïe, le plus grand poëte qui ait peut-être jamais existé! est-ce que Jérémie dans ses déchirantes Lamentations, Moïse même dans la sublime simplicité de la Genèse, n'ont pas égalé, sinon surpassé Homère, le prince des poëtes? Est-ce que Platon, Hérodote, Tite-Live et Tacite ne sont pas des poëtes? Est-ce qu'on ne sent pas à chaque instant dans les Oraisons funèbres de Bossuet, dans le Télémaque de Fénelon et dans les Martyrs de Chateaubriand l'influence secrète dont parle Boileau? Est-ce qu'on n'entend pas l'os magna sonaturum de Virgile? Non, la versification ne fait pas le poëte, pas plus que la soutane ne fait le prêtre et que l'uniforme ne fait le soldat. Et ce qui le prouve sans réplique, c'est que certains versificateurs très-habiles nous laissent froids, presque indifférents: on ne voit briller en eux aucune étincelle du feu sacré.
La fiction n'est pas non plus la poésie; la poésie en vit, s'y complaît parce que c'est là seulement qu'elle trouve la pleine liberté de tous ses mouvements. Mais la fiction n'est pas plus la poésie que l'eau dans laquelle se meut le poisson n'est le poisson lui-même; autrement, il faudrait dire qu'Apulée, Perrault et Hoffmann sont les plus grands poëtes de tous les temps, plus grands qu'Homère et que Sophocle.
Quelle est la filiation de la poésie? A quel acte secret, à quelle combinaison mystérieuse de notre nature doit-elle sa naissance? C'est ce que nous croyons encore assez difficile à discerner, surtout quand on vient à se demander pourquoi si peu d'esprits recèlent en eux-mêmes la faculté poétique. Il semble cependant qu'on doive la considérer comme un produit de l'imagination et de la sensibilité, car l'imagination seule ne suffirait pas aux aspirations du poëte; elle lui fournirait bien par sa richesse et son inépuisable fécondité tous les éléments de son œuvre; mais celle-ci, quelque belle qu'elle fût d'ailleurs, n'en resterait pas moins froide et inanimés: la sensibilité deviendra pour le poëte ce feu sacré que Prométhée alla ravir au ciel pour donner la vie à sa statue; c'est par là que ses vers acquerront le charme sympathique qui va droit au cœur et l'émeut delicieusement, tandis que l'imagination leur communiquera les qualités brillantes qui fascinent l'esprit. C'est ce qui explique ce phénomène de tant de poëtes incomplets. Chez les uns, une foule d'idées qui se succèdent rapidement et qui nous éblouissent; mais comme nul souffle chaud, nul courant parfumé ne les traverse, elles nous laissent dans la même disposition d'esprit que le bouquet éclatant d'un feu d'artifice; le sentiment qu'elles éveillent en nous ne s'étend pas au delà de l'admiration. Chez les autres, au contraire, une sensibilité touchante qui nous pénètre d'abord et nous dispose à un doux attendrissement mais l'abondance ne venant point varier, émailler pour ainsi dire cette expression du sentiment, il en résulte une monotonie qui amène promptement la lassitude et le dégoût. Le premier défaut est particulier aux poëtes lyriques, le second aux poètes élégiaques.
Mais si imagination et la sensibilité constituent le véritable tempérament du poëte, elles ne produisent pas directement, a priori, l'éclosion des œuvres poétiques. C'est un canon chargé, mais qui attend l'étincelle qui doit l'enflammer. Ici, l'étincelle est l'inspiration, c'est-à-dire la plénitude de la pensée, l'exaltation des forces de l'intelligence, ce bouillonnement de l'esprit qui en fait jaillir les conceptions comme la fermentation fait déborder un vase trop rempli. Dans certains cerveaux, ce bouillonnement n'a pas d'intermittences, l'inspiration se manifeste à l'état de jet continu ce n'est plus alors du délire poétique, mais plutôt de la frénésie, une sorte de delirium tremens. La véritable inspiration sait mieux mesurer ses forces; au lieu d'être une sorte d'épilepsie qui assaille le poëte à l'improviste, elle vient peu à peu, à la suite de la méditation. Quelquefois même elle est un produit naturel d'une organisation éminemment poétique; elle se manifeste par une sorte de génération spontanée. C'est ainsi qu'Ovide disait de lui-même:
Quiquid tentabam scribere versus erat.
C'est ainsi encore qu'il disait en vers à son père, pour s'excuser de son incorrigible penchant à la poésie:
Parce mihi, pater: nunquam versificabo.
Chose singulière! ce langage rhythmique, si savant, si mesuré, cet art d'émouvoir et de charmer l'esprit au moyen des vers, est surtout particulier aux peuples encore a l'état d'enfance; de plus, la poésie semble aussi ancienne que l'homme et présente un remarquable caractère de cosmopolitisme. On la trouve chez toutes les nations de l'Orient, aussi loin que les souvenirs et la tradition peuvent remonter, et les conquérants de l'Amérique, ainsi que les voyageurs qui ont exploré à leur suite les vastes contrées du nouveau monde, affirment avoir rencontré des traces de cette poésie primitive chez les peuplades les plus sauvages. Marmontel, dans son Cours de littérature, qui présente, d'ailleurs, tant de vues et d'observations judicieuses, s'épuise en efforts inutiles pour démontrer que la poésie a dû prendre naissance en Grèce; la brillante hypothèse qu'il a développée à ce sujet est démentie par d'irrécusables témoignages. Partout la poésie a précédé la phrase, a été, pour ainsi dire, le premier langage de l'homme. En Afrique, en Amérique, comme en Asie et en Europe, les premiers chantres de l'héroïsme ont été les poëtes; ce sont eux qui ont, les premiers, enseigné la morale, conservé dans leurs chants l'histoire du présent et du passé et même prophétisé l'avenir. De là le nom de vates qu'on leur donnait dans l'antiquité.
Comme la poésie a toujours passé pour être la plus haute et la plus noble expression de la pensée humaine, elle a été regardée, à son origine, comme un fruit de l'intervention directe de la divinité. De là les mythes antiques d'Apollon et des Muses. Et ce qui dut enraciner cette croyance, c'est le caractère éminemment religieux et civilisateur des premières poésies. "Toute science humaine, dit un écrivain moderne, semble avoir été déposée dans le trésor des Muses, où chaque nation a puisé tour à tour sa première instruction positive. Ce moment marque un second âge de la civilisation naissante; alors les oracles, les prêtres, les législateurs, les gouverneurs de tribu parlaient en vers, dont l'énergique précision s'éloignait beaucoup de la hardiesse et du tour figuré de la poésie primitive. Alors aussi les premiers éléments de l'existence des peuples, gravés dans leurs cœurs à l'aide du langage mesuré, devenu plus sévère et plus approprié aux pensées graves, formèrent pour les Perses, les Arabes et pour toutes les nations de l'Est, ainsi que pour les Grecs, les Romains, les Scythes, les Goths, les Celtes, les Gaulois, etc., le commencement de toute histoire nationale. Michaelis, qui répète cette vérité après beaucoup d'autres écrivains, explique par des avantages particuliers au langage mesuré la durée des souvenirs confiés, avec son secours, à la mémoire des hommes et transmis de race en race à leurs descendants. En effet, comme il le remarque, la poésie métrique est bien moins sujette à se corrompre que la prose; tel récit, telle tradition consacrés par le langage vulgaire subiront des modifications si nombreuses qu'ils deviendront presque méconnaissables; au contraire, ils pourront se maintenir pendant des siècles intacts et complets à l'aide des vers, et malgré les changements survenus dans un idiome qui a vieilli. Le mètre, avec sa précision, avec sa cadence, conserve fidèlement les choses qu'il marque de son empreinte; c'est ce qu'attestent ces chants populaires qui ne meurent point et que les âges répètent, les uns après les autres, sans aucune altération." (Tissot, Encyclopédie moderne.)
Un lien étroit paraît avoir uni la musique et la poésie à leur naissance. Cette fraternité est attestée par les témoignages les plus anciens et les plus authentiques. Les premiers hymnes furent tous composés pour le chant, et cette union fut un puissant élément de civilisation. Boileau a donc eu raison de dire dans son Art poétiques
Avant que la raison, s'expliquant par la voix,
Eût instruit les humains, eût enseigné les lois,
Tous les hommes suivaient la grossière nature,
Dispersés dans les bois, couraient à la pâture;
La force tenait lieu de droit et d'équité;
Le meurtre s'exerçait avec impunité.
Mais du discours enfin l'harmonieuse adresse
De ces sauvages lois adoucit la rudesse,
Rassembla les humains dans les forêts épars,
Enferma les cités de murs et de remparts;
De l'aspect du supplice effraya l'insolence,
Et sous l'appui des lois mit la faible innocence.
Cet ordre fut, dit-on, le fruit des premiers vers:
De là sont nés ces bruits reçus dans l'univers,
Qu'aux accents dont Orphée emplit les monts de Thrace
Les tigres amollis dépouillaient leur audace
Qu'aux accords d'Amphion les pierres se mouvaient
Et sur les murs thébains en ordre s'élevaient.
L'harmonie en naissant produisit ces miracles.
Tant que la poésie et la musique se prêtèrent un mutuel appui, elles exercèrent une influence irrésistible sur le cœur de l'homme; toutefois, il vint un jour où ces deux sœurs, qui eussent dû rester inséparables, suivirent chacune une route différente et conquirent ainsi leur individualité, mais au prix d'une grande partie de leur puissance et de leur charme. Quelquefois cependant, mais à de trop rares intervalles, elles se sont confondues de nouveau dans un chant inspiré, et alors les modernes eux-mêmes ont pu se faire une idée de la facilité avec laquelle elles électrisent les cœurs et les esprits; la Marseillaise en est une preuve éclatante, cet hymne où le rhythme poétique et le rhythme musical se confondent si intimement et dont le patriotisme brûlant enflammait jusqu'aux ennemis que nous avions vaincus.
Le premier caractère de la poésie fut éminemment religieux. L'homme, en admirant le grand spectacle de la nature, sentit son âme s'élever vers l'auteur de toutes choses, et l'enthousiasme en déborda comme une sève bouillonnante. Ce fut l'époque des odes, des hymnes sacrés, des théogonies et des cosmogonies poétiques. Ainsi, le genre lyrique parait avoir été le point de départ de tous les autres. Une fois ce besoin d'admiration et de reconnaissance satisfait, l'âme, moins agitée des transports divins, se replie sur elle-même et abaisse ses regards sur l'humanité, et ce sont les exploits des héros ou des ancêtres de chaque nation qui inspirent ses chants. Le second âge de la poésie est rempli par l'épopée et les cycles héroïques. Puis le poëte se familiarise de plus en plus avec ses personnages des dieux et des héros, il descend aux princes, aux chefs de grandes familles; il s'identifie plus volontiers avec ces individualités qui participent plus étroitement à sa propre nature; il prend part à leurs joies et à leurs douleurs, s'intéresse à leurs passions et introduit entre elles des dialogues où il reproduit quelquefois lui-même les sentiments qui s'agitent au fond de son cœur. C'est l'âge de la tragédie, du drame, qui a dû naître avant la comédie, car l'étude des vices et des ridicules de l'humanité suppose une civilisation plus avancée que celle de ses passions, qui apparaissent à la surface et font irruption au premier mouvement, tandis que les autres ne se dévoilent que plus lentement. Quant aux genres secondaires, tels que l'élégie, la satire, la fable, le conte, les pièces fugitives de tout caractère, ils durent se succéder dans le même ordre d'idées. Nous n'avons pas à nous en occuper spécialement ici on trouvera à chacun de ces mots les développements qu'il comporte.
Puisque le sentiment poétique trouve sa source, son origine, dans la nature même de l'homme, qui dans tous les temps et dans tous les lieux est la même, il semble que les manifestations de la poésie devraient partout et à toutes les époques revêtir des caractères identiques. Il n'en est pas tout à fait ainsi cependant, et il est facile de comprendre que le degré de civilisation plus ou moins avancée, la différence du climat, des mœurs et des habitudes, ainsi que des religions, la richesse ou la pauvreté de la nature, et beaucoup d'autres circonstances; il est facile de comprendre, disons-nous, que ces éléments variés, combinés avec le génie particulier de chaque peuple, ont déterminé dans l'ensemble même de la poésie des modifications assez profondes pour qu'on puisse souvent, à première vue, reconnaître la nationalité de ses inspirations. Chez les peuples de l'Orient, où prédomine l'imagination, les conceptions poétiques sont plus promptes, plus brillantes, plus riches en métaphores et en combinaisons, en antithèses et en rapprochements ingénieux. Aussi l'Orient est-il par excellence la patrie de l'apologue. Chez les peuples occidentaux, des nuances assez sensibles accusent les diverses tendances propres à chaque nation. En France, pays tempéré, tous les genres trouvent accès et aucun, si ce n'est dans des traductions ou des imitations, ne dépasse les limites qui lui sont assignées par la didactique du bon sens. Chez nous, la poésie n'est presque que la raison mise en vers, comme un vin généreux qu'on met en bouteilles pour qu'il se conserve mieux; non pas la froide raison philosophique, mais celle qui préside à l'observation de là vraisemblance et des convenances, même dans la peinture des passions les plus exaltées. Dans les contrées chaudes du midi de l'Europe, en Italie et en Espagne, la poésie est riante, enjouée, variée et amoureuse en Allemagne, elle est rêveuse et mystique, souvent nuageuse, éthérée, mais empremte d'un charme indéfinissable. En remontant plus au Nord, dans la patrie d'Odin et des dieux scandinaves, nous la trouvons, malgré ses enthousiasmes et ses élans vers les cieux de la mythologie fantastique, comme refroidie par le voisinage du pôle. Dans la brumeuse Angleterre, la poésie est remplie d'alternatives d'ombre et de lumière, de monotonie et d'accès d'entraînant humour, de brouillards que percent à chaque instant d'éclatants rayons de soleil. Hâtons-nous d'ajouter que ces distinctions sont plus spécieuses que réelles et qu'elles ont été frappées plus d'une fois de démentis irréfutables. L'influence sonveraine du climat est loin de constituer une vérité absolue: Dante, un des plus énergiques et des plus sombres génies poétiques qui aient jamais été, avait vu le jour dans la rieuse et voluptueuse Florence, et le gracieux chantre des Amours des anges, Thomas Moore, était né au sein des brouillards anglais.
Terminons cette étude, faite à grands traits, par quelques mots sur l'état actuel de la poésie. Faut-il, comme le voudraient certains esprits chagrins ou trop positifs, lui appliquer la fameuse exclamation de Bossuet: "La poésie se meurt! la poésie est morte!" ou bien dirons-nous de la poésie, avec les railleurs et les sceptiques: "Ce qui ne signifie rien en prose, on le dit en vers;" ce qui rappelle le mot spirituel de Beaumarchais au sujet de l'opéra: "Ce qui ne vaut pas la peine d'être dit, on le chante?" Ces deux opinions nous semblent également exagérées; les beaux vers ne cesseront jamais d'exercer sur l'âme une influence souveraine, et ils trouveront toujours des défenseurs dans ceux qui aiment à trouver sous une forme brillante une idée noble et généreuse; les femmes surtout perdront difficilement ce goût inné en elles pour tout ce qui rend l'idée plus sensible, plus vive, plus émouvante.
Loin de s'anéantir, la poésie a repris dans notre siècle des forces nouvelles.
1789 luit et la tourmente révolutionnaire jette l'homme hors de lui-même. L'enthousiasme est partout! Mais dans cette agitation, dans cet entraînement, dans cette fièvre, ce n'est que l'enthousiasme du combat. Nouveau Tyrtée, Rouget de l'Isle enfante la Marseillaise, la plus belle expression lyrique de l'indépendance nationale. Les accents vengeurs et touchants à la fois d'André Chénier annoncent l'aurore du XIXe siècle. C'est ici vraiment que commence, en France, le règne de la poésie. Chateaubriand interroge l'âme de son siècle. Pour répondre à des aspirations qu'il croyait les aspirations de la patrie, il écrit le Génie du christianisme, Atala, René, poëmes où il touche une fibre nouvelle et qu'il remplit d'un charme inconnu de douceur et de tristesse, d'une grâce vaporeuse où semblent se refléter les vagues désirs et les horizons lointains. La sensation fut immense; mais l'influence de ces œuvres et du livre de l'Allemagne, de Mme de Staël, sur la poésie en général ne se fit sentir que plus tard. Sous l'Empire, en effet, le canon couvrait toutes les voix.
Les douleurs et les humiliations que l'invasion entraîna avec elle trouvèrent quelque écho dans le cœur d'un homme de talent, Casimir Delavigne, que l'on peut estimer comme un poëte de transition.
Après Casimir Delavigne apparaît Béranger, qui élève la chanson à la hauteur de l'ode. Sa muse patriotique s'inspire du peuple, et ses chansons, qu'il écrit sous la dictée de son cœur, sont, comme il le dit lui-même, "des idées nationales mises à cheval sur de vieux airs."
Béranger a été appelé l'Horace français; cela n'est pas entièrement exact. Si Béranger eut toutes les qualités de l'ami de Mécène, on ne le voit flatter César que lorsque César est tombé. Et maintenant toutes les chansons du poëte s'élévent-elles à la même hauteur? Il faut se souvenir de son enfance délaissée et reconnaître qu'il appartient, par ses idées, au XVIIIe plutôt qu'au XIXe siècle.
L'éducation de Lamartine, son enfance à la campagne, sa jeunesse au bord des lacs et sous le ciel d'Italie, tout le prédispose à subir l'influence de Chateaubriand. Sa nature impressionnable devait, plus que toute autre, ressentir les passions du cœur. Il aime, donc il souffre; et, sous l'empire de ces émotions, son âme s'échappe en flots d'harmonie religieuse et mélancolique. Mais ce n'est pas seulement un poëte élégiaque. A quelle hauteur ne le voit-on pas atteindre dans l'Homme, le Génie, Bonaparte, etc., etc.! Quelle élévation, quels sentiments incomparables dans les harmonies religieuses: Pensées des morts, Novissima verba! Son vers offre une douceur [1232] musicale dont notre langue, si différente de celle des Grecs et des Latins, ne semblait pas susceptible.
"L'insatiable muse épuise tout l'homme," dit Schiller. Triste prérogative de la poésie, de vouer au malheur tous ceux qui s'offrent à elle! Lamartine ne pouvait échapper à la destinée commune, et ce n'est pas sans une émotion réelle que l'on peut examiner le sort de ce poëte, qui, après avoir illustré la France et l'avoir sauvée à l'heure du danger, vit s'évanouir ses rêves et se réveilla aux prises avec les nécessités de la vie.
Après le cygne, l'aigle; après Lamartine, Victor Hugo, cet enfant sublime qui étonne le siècle par sa précocité, que devaient égaler sa fécondité et son génie. Son imagination, qu'avait chauffée le soleil de Naples, donne, à dix-huit ans, les Odes et Ballades, puis les splendeurs des Orientales, et les chefs-d'œuvre succèdent aux chefs-d'œuvre. A l'âge où l'homme commence à peine, il fait école, et c'est à cette situation qu'il faut attribuer les exagérations dans lesquelles il tombe parfois. Ne sont-ce pas là les conditions de ces génies qui s'élancent si haut qu'ils ne peuvent rester toujours dans les sublimes hauteurs? Et qui ne lui pardonnerait ces inégalités en présence d'une variété si grande? Lyrique et épique à la fois dans ses odes et dans ses dithyrambes, le lion qui a poussé de tels rugissements prouve bien, quand il parle des enfants, la vérité de son vers:
Mais les cœurs de lion sont les vrais cours de père!
Quelle grâce, quelle fraîcheur dans Moïse, les Fantômes, Sarah la Baigneuse, etc., etc.! Victor Hugo est le plus grand coloriste de la poésie, comme il en est, par ses strophes, le plus savant harmoniste. Son vers est du bronze coulé dans lequel entrent tous les métaux, mais où l'or pur est encore le métal qui domine. Tel il était dans les Orientales et dans les Feuilles d'automne, tel on le retrouve, et plus vigoureux encore, dans la Légende des siècles, les Châtiments et l'Année terrible.
A côté de Lamartine et de Victor Hugo se place Musset, qui jette aux classiques, comme un téméraire défi, la Ballade à la lune, Mardoche, etc., etc. Avec lui commence la levée de boucliers du romantisme qui, malgré des excentricités calculées, produisit une révolution littéraire et eut pour résultat de restaurer l'esprit français violenté par la République, abâtardi par le Directoire. L'auteur de Rolla possède une véritable originalité, un esprit, une grâce, une désinvolture qu'on ne saurait trop admirer. Sceptique plein de crânerie, il ne croit à rien, ni à Dieu, ni aux hommes. Il se contente de faire éclater ses baisers païens sur les joues des jolies filles et d'essuyer sur de blanches épaules ses lèvres humectées de vin d'Espagne. Mais l'amour a son tour. Alors viennent les âpres envies, les désertions de l'amitié, les trahisons; alors commencent ses défaillances, ses tortures morales, et nous leur devons les admirables élégies des Nuits, où la muse le console l'Espoir en Dieu, où il arrive à la prière; la Lettre à Lamartine, où il atteint le haut lyrisme en proclamant l'immortalité de l'âme. Mais il ne pouvait trouver dans de faciles amours l'oubli qu'il cherchait. Il y rencontra la mort et, jeune, il tomba comme "il convient, disait-il, au poëte de la jeunesse."
Musset ne peut être classé dans une école; il est lui. Il dit ce qu'il sent et comme il le sent. Son vers est le type du vers français, se moulant si bien sur la pensée et le sentiment qu'on n'en conçoit pas d'autre expression, et son harmonie fait oublier le peu de soin qu'il prend de la rime. En un mot, c'est un Gaulois, mais un Gaulois attendri.
Et maintenant, s'il nous est permis d'établir un parallèle entre les trois poëtes que nous venons de citer, nous disons: Lamartine a le lyrisme de la partie éthérée de l'âme; Hugo, de l'imagination; Musset, du cœur à l'endroit de ces attaches mystérieuses qui relient l'âme à la matière.
Lamartine, c'est l'orgue au puissant clavier dont les accents prennent une teinte religieuse; Hugo, l'orchestre aux mille voix, où le cuivre domine; Musset, la mélodie pure, l'instrument qui a une âme, la voix humaine enfin.
Après ces trois grands poëtes se placent, avec leurs qualités diverses, mais faisant consciencieusement leur partie dans le grand concert romantique: J. Barbier, le poëte, énergique des Iambes; Brizeux, le chantre mélancolique des Bretons, de Marie, de la Fleur d'or; Alfred de Vigny, Emile et Antony Deschamps, Sainte-Beuve, Th. Gautier. Tout semblait avoir été dit par ces maîtres dans la haute poésie comme dans la poésie familière; généreuses inspirations patriotiques, explosions du sentiment, retour archaïque vers l'antiquité, expression multiple des passions et des tendances compliquées de la vie moderne, ils semblaient avoir tout exprimé. Mais la poésie se renouvelle incessamment et nous assistons à une seconde évolution du romantisme qui pour n'avoir pas l'éclat de la première, n'est cependant pas indigne d'intérêt. Privée d'air et de grand jour sous le récipient pneumatique du second Empire, la poésie a été fatalement forcée de se replier sur elle-même; d'objective, comme diraient les Allemands, elle est devenue subjective. La vie publique lui était fermée, elle ne pouvait faire vibrer aucune des cordes du patriotisme; les poëtes, suivant l'exemple de Musset, se sont pris eux-mêmes pour sujets de leurs créations. La femme, l'amour, l'exaltation de la personnalité, l'analyse des impressions les plus fugitives, des rêves même et des hallucinations, tiennent la première place dans cette école, qui reconnaît Baudelaire pour chef de file. Par réaction, une autre école s'est fait comme une loi de rester impersonnelle, d'être purement historique, archaïque ou descriptive; Th. Gautier dans ses Emaux et camées, Leconte de Lisle dans tous ses recueils, se sont placés à la tête de ces "impassibles", comme ils se sont surnommés, qui ont donné la plus complète expression de leur talent dans le curieux recueil des Sonnets et eaux-fortes, édité par Lemerre (1869 in-fol.). L'heure actuelle après les profondes secousses causées par la chute de l'Empire et l'invasion, marque une étape de transition, et nous trouvons dans un journal (la République française), sur la situation présente de la poésie, sur ce qu'on peut attendre d'elle, des considérations excellentes qui nous serviront tout à la fois de résumé et de conclusion "La poésie proprement dite, la poésie en vers, celle du livre surtout, car celle du théâtre doit évidemment participer de la prose si elle veut se faire entendre du public, consiste dans l'application de l'image au sentiment et à la pensée. Rien ne lui est étranger, aucune idée, aucune peinture, aucune impression, même personnelle et fugitive. Les femmes croient qu'elles sont toute la poésie, et, à force de ne pas oser les contredire, la poésie s'émiette, s'étiole et s'énerve en petites fadaises amoureuses, en mièvreries sentimentales. L'homme, pour être poëte, en arrive à se faire femme; il s'écoute, il a des vapeurs, il parle aux étoiles, aux petites fleurs des champs; il chiffonne la langue et fait chatoyer les facettes du rhythme. Ce babil amuse quand il est réussi; mais ce ne sont là que les bagatelles de la porte. Au delà de cette poésie adolescente, que certains pratiquent jusque dans un âge avancé, il y a la poésie virile, humaine, qui touche à toutes les grandes questions de la philosophie, de la politique, de la vie contemporaine. Au-dessus de Catulle siégent Horace, Virgile, Lucrèce; au-dessus de Théocrite ou de Sapho, il y a Homère, il y a Hésiode, Eschyle, Shakspeare. Nos poëtes d'aujourd'hui ne sont peut-être pas assez empressés, à rappeler au public que les hautes régions, que toutes les perspectives et toutes les combinaisons de la nature vivante sont ouvertes à la poésie. Quelques-uns croient faire beaucoup en trainant leurs vers lâchés dans les ornières du sentimentalisme réactionnaire. Ils sont moins encore de leur temps que les impassibles, ces dédaigneux qui goûtent cependant un ineffable plaisir à ciseler des archaïsmes, à peindre précieusement des effets de lumière ou de pluie, des bouts de paysage oriental avec figures. Ceux-là du moins sont des artistes; ils sont pénétrés d'une vérité partielle; ils savent que la forme est la condition nécessaire de toute poésie viable; mais ils négligent le fond, qui est la vie, l'esprit, les espérances et les volontés des générations en marche vers l'avenir. Ils se retirent dans un petit bois sacré, d'où ils regardent à peine et où on ne les voit pas. Au reste, c'est un appel que nous leur adressons en passant; nous n'attendons pas, notez-le bien, à leur liberté.
"Liberté du sujet et du ton, liberté du fond et de la forme! Nous admettous, bien mieux nous goûtons volontiers toutes les fantaisies, celles même qui laissent le public indifférent. Sauf la religiosité, ficelle usée, et les fadeurs, afféteries indigestes qui ont le don de nous exaspérer, nous voulons comprendre tout pastiches, objets d'art, airs de bravoure, cavatines amoureuses, peinture, eau-forte, statuaire et musique. Tout ce qui peut animer l'image est du domaine de la poésie; en poésie, rien ne dure que par la forme, et il s'en faut que la perfection de la forme coure, comme on le croit, les rues; en poésie, rien ne vaut que par le fond; c'est le sujet, la portée, le caractère et la personne du poëte qui marquent le rang du poëme dans la série des productions humaines."
Erstdruck und Druckvorlage
Pierre Larousse: Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle.
Bd. 12. Paris: Administration du grand dictionnaire universel 1874, S. 1229-1243.
Unser Auszug: S. 1229-1232.
Ungezeichnet.
URL: https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k2053648.r
Die Textwiedergabe erfolgt nach dem ersten Druck
(Editionsrichtlinien).
Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle online
URL: https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb33995829b
URL: https://fr.wikipedia.org/wiki/Référence:Grand_dictionnaire_universel_du_XIXe_siècle
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