Alcide Dusolier

 

 

Les impassibles

 

Text
Editionsbericht
Literatur: Dusolier
Literatur: Le Figaro

 

J'avançais récemment qu'il n'y a plus d'Ecole littéraire en France.

Le groupe dont je vais parler n'en est point une, si l'on veut qu'une école s'impose au dehors, s'appuie sur un public. Mais si, la question d'influence écartée, on entend par là toute famille d'écrivains ayant sa poétique spéciale, ses dogmes particuliers, s'affirmant à l'exclusion de tout ce qui n'est pas elle, proclamant qu'elle seule possède la vérité littéraire, le groupe des IMPASSIBLES forme certainement une école. Peu nombreuse, sans doute, c'est l'église réduite aux proportions de la chapelle, et d'une chapelle où le célébrant n'aurait guère pour auditoire que les enfants de chœur nécessités par les répons – et par l'encensoir...

Aussi, parler d'une semblable école, c'est presque pénétrer dans la poésie privée.

Mais si l'influence extérieure est nulle, la prétention est considérable, monstrueuse, inouïe, et, par là, vaut qu'on la signale. Je ne sais pas, dans l'histoire des littératures, un cas pathologique plus étonnant.

Les impassibles (le mot le dit) excluent la passion des ouvrages d'art et de poésie.
       "Sans insensibilité, point de chef-d'œuvre."

Comme il arrive pour les plus absurdes et les plus vaines théories, celle-ci part d'un principe d'esthétique tout à fait incontestable, mais faussé, perverti. Ce mensonge a pour tige une vérité. La vérité, la voici:

Que le sens du livre ou du drame sorte naturellement et de lui-même, sans que l'écrivain l'en tire, des situations exprimées. – Expose, ne plaide pas. Distribue la terreur, la pitié, le comique d'une main invisible. Gouverne le combat du haut de la colline et n'y descends jamais. Sois maître de toi pour rester maître des acteurs – et du public. Domine ton œuvre. Sois impersonnel.

La supériorité de Shakespeare, de Molière et de Balzac vient de leur impersonnalité.

Le poëte, pour cela, ne serait-il que cerveau? Mais, alors, comment nous passionnerait-il? D'où partiraient ces cris suprêmes qui traversent le drame et où l'humanité éperdue se reconnaît? Le poëte, rien qu'un cerveau! Non pas; mais une âme aussi, une âme avant tout, immensément impressionable et vibrante... Le poëte est réellement tous ses personnages (Eh! peut-on observer les autres ailleurs qu'en soi-même?); par un privilège divin, il souffre la passion universelle; mais il lui est donné de se dédoubler, pour ainsi dire, d'assister à ses propres déchirements avec impartialité, de se faire le critique de ses plus violentes sensations: en lui le moraliste et l'artiste travaillent parallèlement à l'homme qui éprouve, et avec une clairvoyance désinteressée qui, mettant chaque chose à son point juste, chaque personnage à son rang logique, établit l'harmonie de l'œuvre; si bien que l'œuvre terminée, on n'aperçoit plus que l'artiste. L'homme a disparu. Seulement, tout vient de l'homme, il est la source.

Les impassibles, eux se refusent à commencer par être des hommes.

Non-seulement ils ne veulent pas qu'on soupçonne en eux ombre d'émotion, mais ils ne veulent pas être émus; – bien plus, ils seraient désolés d'émouvoir! "Un poëte qui passionne est un poëte inférieur; un chef-d'œuvre qui touche, un chef-d'œuvre manqué."

Le suprême de l'art, suivant eux, consiste à provoquer une approbation purement intellectuelle, – abstraite, dirais-je, s'il y avait un grain de philosophie dans ces têtes vides.

Un jeune écrivain de nos amis combattant ces doctrinaires de l'insensibilité:

"Monsieur, interrompit sévèrement un d'entre eux, le Parthénon ne m'a jamais fait rire ni pleurer."

Comme le jeune écrivain insistait et, pour montrer que la douleur inspire d'admirables poëmes, citait la Lettre à M. de Lamartine d'Alfred de Musset:

"Alors, riposta le même impassible, l'omnibus qui écrase un petit enfant fait de la poésie?"

Et voilà comme on foudroie un adversaire! Notre ami, cela va sans dire, resta bouche close devant cette belle raison et se tint pour foudroyé.

Ce qui rend particulièrement curieux le cas de messieurs les impassibles, c'est qu'ils appliquent leur théorie justement dans la poésie lyrique, tout à fait passionnée de sa nature et dont on pourrait dire qu'elle est la sensibilité mise en strophes.

Ils n'ont point d'indignation, d'amour ni de haine (et s'en vantent): de là leur supériorité lyrique.

"Soyons sereins, mes frères! Jouons de la lyre sur les hauteurs inaccessibles à l'âme humaine; exprimons le vide et le néant, n'exprimons rien! – Faisons des vers comme en feraient les cadavres, s'ils pouvaient écrire... Notre Parnasse n'est pas de ce monde."

Il n'est pas de ce monde, en effet. Rien de ce qui s'y passe et nous impressionne, aucune joie, aucune douleur n'altèrent la sérénité de ces lyriques à l'envers.

Les mots de patrie et de liberté ont le privilège de leur dédain.

Ils n'aiment donc rien? Ils ne croient à rien?

Si.

En politique, ils croient au rhythme;

En philosophie, – au rhythme;

En morale, – au rhythme;

Le rhy-y-y-thme! le rhy-y-y-thme!

Oh! les Brid'oison du Pinde!

 

      * * *      

 

Quelque ferme résolution qu'on ait de ne pas s'émouvoir, de ne se départir jamais de cette insensibilité superbe à laquelle on reconnait les forts, cela n'est point aisé dans un sujet contemporain. Bon gré mal gré, le présent nous passionne. Aussi, les impassibles décidés à ne pas compromettre leur impassibilité, s'adressent-ils de préférence à des temps et des pays tellement éloignés qu'on est, en les traitant, sûrement prémuni contre les "surprises de cœur".

Voilà d'où sont nés tant de petits néo-grecs, et pourquoi nous avons eu, dans ces dernières années, une resucée de mythologie, bien inattendue après tous les poëmes antiques de Théodore de Banville.

Théodore de Banville, au moins, se jouait dans les sujets païens avec la grâce, un peu mignarde et précieuse, mais française après tout, des peintres et sculpteurs du dix-huitième siècle. Il restait moderne et de son pays quand même.

Ses déesses sont vraiment femmes, quelques-uns disent: parisiennes... Anachronisme, si l'ont veut, mais piquant et qui donne leur originalité à ces odelettes brillantes et légères où triomphe le caprice. Et le caprice, ici, n'exclue pas la passion: sous le vent brûlant de l'inspiration lyrique on voit parfois les marbres anciens palpiter et frémir comme une chair vivante!

Ce n'était pas le compte de messieurs les impassibles qui, tout au rebours de Banville, se glorifient de faire des marbres avec des hommes et tiennent la passion pour ennemie de la beauté: la beauté, suivant eux, n'allant pas sans l'inexpression. Aussi résolurent-ils de rendre aux Olympiens leur immobilité sereine, troublée, profanée par un poëte impie. Nymphes et Faunes, Amadryades et Sylvains, Sous-Dieux et quart de Dieux, par une Flore, pas une Pomone, réduite au rôle d'épouvantail à moineaux dans les vergers bourgeois, pas un Vertumne rouillé par la pluie, écaillé par la grêle, devant qui les impassibles n'aient fait amande honorable, – pour cette grande profanation, – en vers pompeux, compassés, vides et didactiques.

Ce fut un véritable déluge d'odes expiatoires, déluge où se noyèrent tous ces poëtereaux que l'originalité ne portait point, à moins qu'on ne soit original pour appeler Vénus: Kypris; Jupiter: Zeus; Bacchus: Dionysos; Hercule: Héracles; Sapho: Sappho (avec deux p).

Ah! comme cet étalage d'érudtion pittoresque, venant des gens dont la plupart ne sauraient lire, dans le texte, une demi-page d'Homère; comme cette affectation de mots grecs fichés, en guise de grains de beauté, sur la poésie française, nous eût amusés et fait rire – si les pédants n'étaient toujours si profondément ennuyeux.

 

      * * *      

 

Quelques impassibles, altérés de variété, faisaient altérer la Chine avec la Grèce, les tours de porcelaine avec les blancs parthénons, et les mandarins avec les nymphes, décrivant le tout avec la patience la plus minutieuse... Car ce n'est pas une des moins folles prétentions de cette école, qui vise pourtant à l'exactitude plastique, que de peindre ce qu'elle n'a jamais vu.

Certes, l'Olympe est vaste, et la Chine a bien des mandarins, tous plus jolis les uns que les autres en leurs robes multicolores et se prêtant à merveille aux épithètes voyantes.

Mais, comme disent les paysans, il n'est pré si dru qui ne se tonde.

Les mythologistes les mieux informés, les magomanes les plus retors ne surent bientôt plus de quel foin nourrir leur Pégase.

Que faire? Revenir à la poésie vivante, exprimer l'amour tout naïvement, un amour qui ne s'appellerait pas Eros, qui ne serait pas de marbre ou de pierre? Y pensez-vous? Et voulez-vous donc abaisser l'art divin jusqu'à l'âme humaine?

Non, certainement! Aussi, ne méconnaissons-nous point la beauté des motifs qui viennent de pousser les néo-grecs à se faire... devinez... Poëtes indiens.

M. Leconte de Lisle est le grand-prêtre de la pagode où se célébreront désormais les mystères du Rhythme sacré... Voilà que, sur un signe de ce vénérable Richi, les impassibles plongent au plus profond des théogonies asiatiques, et chacun remonte avec sa demi-douzaine de petites idoles, qu'il parera tout à l'heure de bibelots et de verroteries lyriques – mettant à cette besogne la gravité d'un bambin qui fait toilette à sa poupée neuve.

Puis, quelle gloire d'introduire dans la poésie française une foule de mots exotiques et de noms à consonnances bizarres qu'elle ne connaissait point encore!

A Zeus et Dionysos ont déja succédé (sans compter les dieux) quelques centaines de héros qui se nomment Rama, Çunacépa, Daçaratha, Lakçmana, Civa, Cwarga, Uheldéda, Etcætera, Etcætera... Et le Laurier-rose a fait place au Lotos, – entendez-vous? LOTOS. On ne disait plus Cypris, on disait Kypris; on ne dit plus lotus, il faut dire lotos, ou l'on n'est que le dernier des impassibles.

 

      * * *      

 

A choses mortes, langue morte. Les impassibles, gens logiques professent le culte de la période roide, figée. Ils frappent leurs strophes. Un de ces messieurs proclamait, l'autre jour, l'auteur de Salammbô un prosateur bien supérieure à Diderot, Diderot ayant cette infirmité:

La vie et le mouvement dans le style.

Ce qui revient à préférer M. Leconte de Lisle à Lafontaine.

Ils préfèrent , en effet, M. Leconte.

Ainsi, M. Flaubert en prose, M. Leconte de Lisle en poésie, voilà les modèles de ces jeunes gens qui se disent "formistes".

De la forme, ils en ont, je l'accorde; mais de style, point.

Tous font très facilement des vers difficiles. Le malheur est qu'ils les font également; rien ne se ressemble comme deux formistes, et cela pour la raison toute simple que la forme est chose artificielle et convenue qui s'apprend comme l'orthographe ou le trapèze. Une aptitude spéciale, native, n'est point nécessaire, il suffit de s'exercer. Au bout de quelques mois d'exercices, le moindre fabuliste de province disloquera son vers très convenablement, je le lui garantis et fera des effets de césure ou de rejet – comme on fait des effets de muscles – à ravir toute une galerie de gobe-mouches littéraires.

Procéde, procédé pure.

La "Grande Lyre" a pour corde des ficelles qui n'échappent à personne.

 

      * * *      

 

Et dire qu'on voit, mêlés à ce troupeau ruminant les impassibles quelques jeunes gens d'une réelle intelligence! N'est-il pas triste qu'ils se dépensent à ces niaiseries rhythmées et mettent leur orgueil à exprimer le néant? N'est-il pas déplorable de les entendre se déclarer, à vingt-cinq ans, les ennemis de la passion?

Pauvres dupes qui, par horreur de la banalité, par la rage de vous distinguer quand même, arriver à l'égalité devant la forme! Pauvres cerveaux qui vous emplissez à la hâte d'une érudition tout extérieure, puisée dans les dictionnaires ou dans les relations de voyage, et dont sourirait le concierge de l'Académie des inscriptions, – pour la verser ensuite dans des odes uniformément moulées et qui se ressemblent toutes!

Pauvres garçons, qui nous méprisez parce que nous ne disons pas KYPRIS et LOTOS!

Mais cette folie, cette folie froide ne durera pas. Beaucoup d'entre ces messieurs, je le répète, beaucoup ont de l'intelligence; plusieurs même ont de l'esprit et font, j'en suis sûr, des poëmes indiens purement par dandysme. Ceux-là ne tarderons pas à s'apercevoir de la vanité de leur œuvre; comprenant quel danger il y aurait, pour l'avenir de leur talent, à continuer ce jeu puéril, ils s'empresseront de redevenir des hommes – pour devenir des poëtes.

Ce jour-là, la dernière Ecole aura vécu. Et je ne la pleurerai certes pas, car qui dit Ecole dit Ecoliers.

 

 

 

 

Erstdruck und Druckvorlage

Le Figaro.
1866, 29. April, S. 3.

Gezeichnet: Alcide Dusolier.

Die Textwiedergabe erfolgt nach dem ersten Druck (Editionsrichtlinien).


Le Figaro  : online
URL: http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb34355551z/date

 

 

Aufgenommen in

 

Kommentierte Ausgabe

 

 

 

Literatur: Dusolier

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