Hippolyte Taine

 

 

Histoire de la littérature anglaise
Tome quatrième et complémentaire: Les Contemporains

 

Le public

 

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Literatur

 

Le poëte favori d'une nation, ce semble, est celui qu'un homme du monde, partant pour un voyage, met le plus volontiers dans sa poche. Aujourd'hui ce poëte serait Tennyson en Angleterre, et Alfred de Musset en France. Les deux publics diffèrent: par suite, leurs genres de vie, leurs lectures et leurs plaisirs. Essayons de les décrire; on comprendra mieux les fleurs en voyant le jardin.

Vous voilà à Newhaven ou à Douvres, et vous courez sur les rails, en regardant autour de vous. Des deux côtés passent des maisons de campagne; il y en a partout en Angleterre, au bord des lacs, sur le rivage des golfes, au sommet des collines, sur tous les points de vue pittoresques. Elles sont le séjour préféré; Londres n'est qu'un rendez-vous d'affaires; c'est à la campagne que les gens du monde vivent, s'amusent et reçoivent. Que cette maison est bien arrangée et jolie! S'il s'est trouvé à côté quelque vieille bâtisse, abbaye ou château, on l'a gardée. L'édifice nouveau a été raccordé avec l'ancien; même seul et moderne, il ne manque point de style; les pignons, les meneaux, les grandes fenêtres, les tourelles nichées à tous les coins ont dans leur fraîcheur un air gothique. Ce cottage même, si mo[470]deste, bon pour des gens qui n'ont que trente mille livres de rentes, est agréable à voir avec ses toits pointus, son portique, ses briques brunes vernissées, toutes recouvertes de lierre. Sans doute la grandeur manque le plus souvent; aujourd'hui les gens qui font l'opinion ne sont plus les grands seigneurs, mais les gentlemen riches, bien élevés et propriétaires; c'est l'agrément qui les touche. Mais comme ils s'y entendent! Il y a tout autour de la maison un gazon frais et soyeux comme du velours, qu'on passe au rouleau tous les matins. En face, des rhododendrons énormes font un bouquet éblouissant où murmurent des volées d'abeilles; des guirlandes de fleurs exotiques rampent et tournoient sur l'herbe fine; des chèvrefeuilles grimpent le long des arbres, les roses par centaines, penchées au bord des fenêtres, laissent tomber sur les allées la pluie de leurs pétales. Partout les beaux ormes, les ifs, les grands chênes, précieusement gardés, groupent leurs bouquets ou dressent leurs colonnes. Les arbres de l'Australie et de la Chine sont venus orner les massifs par l'élégance ou la singularité de leurs formes étrangères; le copperbeech étend sur la délicate verdure des prairies l'ombre de ses feuilles noirâtres à reflets de cuivre. Que la fraîcheur de cette verdure est délicieuse! Comme elle étincelle, et comme elle regorge de fleurs champêtres lustrées par le soleil! Que de soin, quelle propreté, comme tout est disposé, entretenu, épuré pour le bien-être des sens et pour le plaisir des yeux! S'il y a une pente, on a [471] ménagé des rigoles avec de petites îles au fond de la vallée, toutes peuplées par des touffes de roses; des canards d'espèce choisie nagent dans les bassins, où les nénufars étalent leurs étoiles satinées. Il y a dans l'herbe de grands bœufs couchés, des moutons aussi blancs que s'ils sortaient du lavoir, toutes sortes de bestiaux heureux et modèles, capables de réjouir l'œil d'un amateur et d'un maître. Nous revenons à la maison, et avant d'entrer je regarde la perspective; décidément ils ont le sentiment de la campagne; comme on sera bien, à cette grande fenêtre du parloir, pour contempler le soleil couchant et le large treillis d'or qu'il étale à travers la futaie! Et comme adroitement on a tourné la maison pour que le paysage paraisse encadré au loin entre les collines et de près entre les arbres! Nous entrons. Que tout y est soigné et commode! On y a prévu, devancé les moindres besoins; il n'y a rien que de correct et de perfectionné; on soupçonne tous les objets d'avoir eu le prix, ou du moins une mention à quelque Exposition d'industrie; et le service vaut les objets; la propreté n'est pas plus méticuleuse en Hollande; proportion gardée, ils ont trois fois plus de valets que chez nous; ce n'est pas trop pour les détails minutieux du service. La machine domestique fonctionne sans une interruption, sans un accroc, sans un heurt, chaque rouage à son moment et à sa place, et le bien-être qu'elle distille vient en rosée de miel tomber dans la bouche, aussi vérifié et aussi exquis [472] que le sucre d'une raffinerie modèle lorsqu'il arrive dans son goulot.

Nous causons avec notre hôte. Nous découvrons bien vite que son esprit et son âme ont toujours été en équilibre. Au sortir du collége, il a trouvé sa voie toute faite; il n'a point eu à se révolter contre l'Église qui est à demi raisonnable, ni contre la Constitution qui est noblement libérale; la foi et la loi qu'on lui a offertes sont bonnes, utiles, morales, assez larges pour donner abri et emploi à toutes les diversités des esprits sincères. II s'y est attaché, il les aime, il a reçu d'elles le système entier de ses idées pratiques et spéculatives, il ne flotte point, il ne doute plus, il sait ce qu'il doit croire et ce qu'il doit faire. Il n'est point entraîné par des théories, engourdi par l'inertie, arrêté par les contradictions. Ailleurs la jeunesse est comme une eau qui croupit ou s'éparpille; il y a ici un beau canal antique qui reçoit et dirige vers un but utile et certain tout le flot de son activité et de ses passions. Il agit, travaille et gouverne. Il est marié, il a des fermiers, il est magistrat municipal, il devient homme politique. Il améliore et régit sa paroisse, ses terres et sa famille. Il fonde des associations, il parle dans les meetings, il surveille des écoles, il rend la justice, il introduit des perfectionnements; il use de ses lectures, de ses voyages, de ses liaisons, de sa fortune et de son rang pour conduire amicalement ses voisins et ses inférieurs vers quelque œuvre qui leur profite et qui profite au public. ll est puissant et il est res[473]pecté. Il a les plaisirs de l'amour-propre et les contentements de la conscience. Il sait qu'il a l'autorité et qu'il en use loyalement pour le bien d'autrui. Et ce bon état d'esprit est entretenu par une vie saine. Sans doute son esprit est cultivé et occupé; il est instruit, il sait plusieurs langues, il a voyagé, il est curieux de tous les renseignements précis, il est tenu au courant par ses journaux de toutes les idées et de toutes les découvertes nouvelles. Mais en même temps il aime et pratique tous les exercices du corps. Il monte à cheval, il fait à pied de longues promenades, il chasse, il vogue en mer sur son yacht, il suit de près et par lui-même tous les détails de l'élevage et de la culture, il vit en plein air, il résiste à l'envahissement de la vie sédentaire, qui partout ailleurs conduit l'homme moderne aux agitations du cerveau, à l'affaiblissement des muscles et à l'excitation des nerfs. Voilà ce monde élégant et sensé, raffiné en fait de bien-être, réglé en fait de conduite, que ses goûts de dilettante et ses principes de moraliste renferment dans une sorte d'enceinte fleurie et empêchent de regarder ailleurs.

Y a-t-il un poëte qui, mieux que Tennyson, convienne à un pareil monde? Sans être pédant, il est moral; on peut le lire le soir en famille; il n'est point révolté contre la société ni la vie; il parle de Dieu et de l'âme, noblement, tendrement, sans parti pris ecclésiastique; on n'a pas besoin de le maudire comme lord Byron; il n'a point de paroles violentes et abruptes, de sentiments excessifs et scandaleux; [474] il ne pervertira personne. On ne sera point troublé en fermant le livre; on pourra, en le quittant, écouter sans contraste la voix grave du maître de maison qui, devant les domestiques agenouillés, prononce la prière du soir. Et néanmoins, en le quittant, on garde aux lèvres un sourire de plaisir. Le voyageur, l'amateur d'archéologie s'est complu aux imitations du style et des sentiments étrangers et antiques. Le chasseur, l'amateur de la campagne a goûté les petites scènes rurales et les riches peintures de paysage. Les dames ont été charmées des portraits de femmes. Ils sont si exquis et si purs! Il a posé sur ces belles joues des rougeurs si délicates! Il a si bien peint l'expression changeante de ces yeux fiers ou candides! Elles l'aiment, car elles sentent qu'il les aime. Bien plus, il les honore, et monte par sa noblesse jusqu'au niveau de leur pureté. Les jeunes filles pleurent en l'écoutant; certainement quand, tout à l'heure, on lisait la légende d'Elaîne ou d'Enide, on a vu des têtes blondes se courber sous les fleurs qui les parent, et des épaules blanches palpiter d'une émotion furtive. Et que cette émotion est fine! Il n'a point enfoncé lourdement un pied rude dans la vérité et dans la passion. Il a glissé au plus haut des sentiments nobles et tendres; il a recueilli dans toute la nature et dans toute l'histoire ce qu'il avait de plus élevé et de plus aimable. Il a choisi ses idées, il a ciselé ses paroles, il a égalé, par l'artifice, les réussites et la diversité de son style, les agréments et la perfection de l'élégance [475] mondaine au milieu de laquelle nous le lisons. Sa poésie ressemble à quelqu'une de ces jardinières dorées et peintes où les fleurs nationales et les plantes exotiques emmêlent dans une harmonie savante leurs torsades et leurs chevelures, leurs grappes et leurs calices, leurs parfums et leurs couleurs. Elle semble faite exprès pour ces bourgeois opulents, cultivés, libres, héritiers de l'ancienne noblesse, chefs modernes d'une Angleterre nouvelle. Elle fait partie de leur luxe comme de leur morale; elle est une confirmation éloquente de leurs principes et un meuble précieux de leur salon.

Nous revenons à Calais, et nous courons sur Paris, sans nous arrêter en route. Il y a bien sur la route des châteaux de nobles et des maisons de bourgeois riches. Mais ce n'est point parmi eux que nous trouverons, comme en Angleterre, le monde pensant, élégant, qui par la finesse de son goût et la supériorité de son esprit, devient le guide de la nation et l'arbitre du beau. Il y a deux peuples en France: la province et Paris, l'un qui dîne, dort, bâille, écoute, l'autre qui pense, ose, veille et parle; le premier traîné par le second, comme un escargot par un papillon, tour à tour amusé et inquiété par les caprices et l'audace de son conducteur. C'est ce conducteur qu'il faut voir. Nous entrons! Quel spectacle étrange! C'est le soir, les rues flamboient, une poussière lumineuse enveloppe la foule affairée, bruissante, qui se presse, se coudoie, s'entasse et fourmille aux abords des théâtres, derrière les vitres [476] des cafés. Avez-vous remarqué comme tous ces visages sont plissés, froncés ou pâlis, comme ces regards sont inquiets, comme ces gestes sont nerveux? Une clarté violente tombe sur ces crânes qui reluisent; la plupart sont chauves avant trente ans. Pour trouver du plaisir là, il faut qu'ils aient bien besoin d'excitation; la poudre du boulevard vient imprégner la glace qu'ils mangent; l'odeur du gaz et les émanations du pavé, la sueur laissée sur les murs fanés par la fièvre d'une journée parisienne, "l'air humain plein de râles immondes", voilà ce qu'ils viennent respirer de gaieté de cœur. Ils sont serrés autour de leurs petites tables de marbre, assiégés par la lumière crue, par les cris des garçons, par le brouhaha des conversations croisées, par le défilé monotone des promeneurs mornes, par le frôlement des filles attardées qui tournoient anxieusement dans l'ombre. Sans doute leur intérieur est déplaisant; sans cela ils ne l'échangeraient pas contre ces divertissements de commis voyageurs. Nous montons quatre étages, nous trouvons un appartement verni, doré, paré d'ornements en stuc, de statues en plâtre, de meubles neufs en vieux chêne, avec toutes sortes de jolis brimborions sur les cheminées et sur les étagères. "Il représente bien", on peut y recevoir les amis envieux et les personnages en place. C'est une affiche, rien de plus; on y est agréablement une demi-heure et puis c'est tout. Vous n'en ferez jamais qu'un lieu de passage; il est bas, étriqué, incommode, loué pour un an, sali en six mois, bon [477] pour étaler un luxe postiche. Toutes leurs jouissances sont factices et comme arrachées au passage; il y a en elles quelque chose de malsain et d'irritant. Elles ressemblent à la cuisine de leurs restaurants, à l'éclat de leurs cafés, à la gaieté de leurs théâtres. Ils les veulent trop promptes, trop vives, trop multipliées. Ils ne les ont point cultivées avec patience et cueillies avec modération; ils les ont fait pousser sur un terreau artificiel et échauffant; ils les fourragent à la hâte. Ils sont raffinés et ils sont avides; il leur faut chaque jour une provision de paroles colorées, d'anecdoctes crues, de railleries mordantes, de vérités neuves, d'idées variées. Ils s'ennuient vite et ne peuvent souffrir l'ennui. Ils s'amusent de toutes leurs forces et trouvent qu'ils ne s'amusent guère. Ils exagèrent leur travail et leur dépense, leurs besoins et leurs efforts. L'accumulation des sensations et de la fatigue tend à l'excès leur machine nerveuse, et leur vernis de gaieté mondaine s'écaille vingt fois par jour pour laisser voir un fonds de souffrance et d'ardeur.

Mais qu'ils sont fins, et que leur esprit est libre! Comme ce frottement incessant les a aiguisés! Comme ils sont prompts à tout saisir et à tout comprendre! Comme cette culture recherchée et multiple les a rendus propres à sentir et à goûter des tendresses et des tristesses inconnues à leurs pères, des sentiments profonds, bizarres et sublimes qui jusqu'ici semblaient étrangers à leur race! Cette grande ville est cosmopolite; toutes les idées peu[478]vent y naître; nulle barrière n'y arrête les esprits; le champ immense de la pensée s'ouvre devant eux sans route frayée ou prescrite. La pratique ne les gêne ni ne les guide; un gouvernement et une Église officielle sont là pour les décharger du soin de mener la nation; on subit les deux puissances comme on subit le bedeau et le sergent de ville, avec patience et railleries; on ne les regarde qu'à la façon d'un spectacle. En somme, le monde n'apparaît ici que comme une pièce de théâtre, matière à critique et à raisonnements. Et croyez que la critique et les raisonnements se donnent carrière. Un Anglais qui entre dans la vie trouve sur toutes les grandes questions des réponses faites. Un Français qui entre dans la vie ne trouve sur toutes les grandes questions que des doutes proposés. Il faut dans ce conflit des opinions, qu'il se fasse sa foi lui-même, et, la plupart du temps, ne le pouvant pas, il reste ouvert à toutes les incertitudes, partant à toutes les curiosités et aussi à toutes les angoisses. Dans ce vide, qui est comme une vaste mer, les rêves, les théories, les fantaisies, les convoitises déréglées, poétiques et maladives, s'amassent et se chassent les unes les autres comme des nuages. Si dans ce tumulte de formes mouvantes on cherche quelque œuvre solide qui prépare une assiette aux opinions futures, on ne trouve que les lentes bâtisses des sciences, qui çà et là, obscurément, comme des polypes sous-marins, construisent en coraux imperceptibles la base où s'appuieront les croyances du genre humain.

[479] Voilà le monde pour lequel Alfred de Musset écrivait; c'est dans ce Paris qu'il faut le lire. Le lire? Nous le savons tous par cœur. Il est mort, et il nous semble que tous les jours nous l'entendons parler. Une causerie d'artistes qui plaisantent dans un atelier, une belle jeune fille qui se penche au théâtre sur le bord de sa loge, une rue lavée par la pluie où luisent les pavés noircis, une fraîche matinée riante dans les bois de Fontainebleau, il n'y a rien qui ne nous le rende présent et comme vivant une seconde fois. Y eut-il jamais accent plus vibrant et plus vrai? Celui-là au moins n'a jamais menti. Il n'a dit que ce qu'il sentait, et il l'a dit comme il le sentait. Il a pensé tout haut. Il a fait la confession de tout le monde. On ne l'a point admiré, on l'a aimé; c'était plus qu'un poëte, c'était un homme. Chacun retrouvait en lui ses propres sentiments, les plus fugitifs, les plus intimes; il s'abandonnait, il se donnait, il avait les dernières des vertus qui nous restent, la générosité et la sincérité. Et il avait le plus précieux des dons qui puissent séduire une civilisation vieillie, la jeunesse. Comme il a parlé "de cette chaude jeunesse, arbre à la rude écorce, qui couvre tout de son ombre, horizons et chemins!" Avec quelle fougue a-t-il lancé et entre-choqué l'amour, la jalousie, la soif du plaisir, toutes les impétueuses passions qui montent avec les ondées d'un sang vierge du plus profond d'un jeune cœur! Quelqu'un les a-t-il plus ressenties? Il en a été trop plein, il s'y est livré, il s'en est enivré. Il s'est lâché à tra[480] vers la vie comme un cheval de race cabré dans la campagne, que l'odeur des plantes et la magnifique nouveauté du vaste ciel précipitent à pleine poitrine dans des courses folles qui brisent tout et vont le briser. Il a trop demandé aux choses; il a voulu d'un trait, âprement et avidement, savourer toute la vie; il ne l'a point cueillie, il ne l'a point goûtée; il l'a arrachée comme une grappe, et pressée, et froissée, et tordue; et il est resté les mains salies, aussi altéré que devant 1. Alors ont éclaté ces sanglots qui ont retenti dans tous les cœurs. Quoi! si jeune et déjà si las! Tant de dons précieux, un esprit si fin, un tact si délicat, une fantaisie si mobile et si riche, une gloire si précoce, un si soudain épanouissement de beauté et de génie, et au même instant les angoisses, le dégoût, les larmes et les cris! Quel mélange! Du même geste il adore et il maudit. L'éternelle illusion, l'invincible expérience sont en lui côte à côte pour se combattre et le déchirer. Il est devenu vieillard et il est demeuré jeune homme; il est poëte et il est sceptique. La Muse et sa beauté pacifique, la Nature et sa fraîcheur immortelle, l'Amour et son bienheureux sourire, tout l'essaim de visions divines passe à peine devant ses yeux, qu'on voit accourir parmi les malédictions et les sarcasmes tous les spectres de la débauche et de la mort. Comme un homme, au milieu d'une fête, qui boit dans une [481] coupe ciselée, debout, à la première place, parmi les applaudissements et les fanfares, les yeux riants, la joie au fond du cœur, échauffé et vivifié par le vin généreux qui descend dans sa poitrine, et que subitement on voit pâlir; il y avait du poison au fond de la coupe; il tombe et râle; <ses> pieds convulsifs battent les tapis de soie, et tous les convives effarés regardent. Voilà ce que nous avons senti le jour où le plus aimé, le plus brillant d'entre nous, a tout d'un coup palpité d'une atteinte invisible, et s'est abattu avec un hoquet funèbre parmi les splendeurs et les gaietés menteuses de notre banquet.

Eh bien! tel que le voilà, nous l'aimons toujours: nous n'en pouvons écouter un autre; tous à côté de lui nous semblent froids ou menteurs. Nous sortons à minuit de ce théâtre où il écoutait la Malibran, et nous entrons dans cette lugubre rue des Moulins où, sur un lit payé, son Rolla est venu dormir et mourir. Les lanternes jettent des reflets vacillants sur les pavés qui glissent. Des ombres inquiètes avancent hors des portes et traînent leur robe de soie fripée à la rencontre des passants. Les fenêtres sont fermées; une lumière çà et là perce à travers un volet mal clos et montre un dahlia mort sur le rebord d'une croisée. Demain un orgue ambulant grincera devant ces vitres, et les nuages blafards laisseront leurs suintements sur ces murs salis. Quoi! c'est de cet ignoble lieu qu'est sorti le plus passionné des poëmes! ce sont ces laideurs et ces vulgarités de bouge et d'hôtel garni qui ont fait ruisseler cette divine élo[482]quence! ce sont elles qui en cet instant ont ramassé dans ce cœur meurtri toutes les magnificences de la nature et de l'histoire pour les faire jaillir en gerbe étincelante et reluire sous le plus ardent soleil de poésie qui fut jamais! La pitié vient, on pense à cet autre poëte qui, là-bas, dans l'île de Wight, s'amuse à refaire des épopées perdues. Qu'il est heureux parmi ses beaux livres, ses amis, ses chèvrefeuilles et ses roses! N'importe. Celui-ci, à cet endroit même, dans cette fange et dans cette misère, est monté plus haut. Du haut de son doute et de son désespoir, il a vu l'infini comme on voit la mer du haut d'un cap battu par les orages. Les religions, leur gloire et leur ruine, le genre humain, ses douleurs et sa destinée, tout ce qu'il y a de sublime au monde lui est alors apparu dans un éclair. Il a senti, au moins cette fois dans sa vie, cette tempête intérieure de sensations profondes, de rêves gigantesques et de voluptés intenses dont le désir l'a fait vivre et dont le manque l'a fait mourir. Il n'a pas été un simple dilettante; il ne s'est pas contenté de goûter et de jouir; il a imprimé sa marque dans la pensée humaine; il a dit au monde ce que c'est que l'homme, l'amour, la vérité, le bonheur. Il a souffert, mais il a inventé; il a défailli, mais il a produit. Il a arraché avec désespoir de ses entrailles l'idée qu'il avait conçue, et l'a montrée aux yeux de tous sanglante, mais vivante. Cela est plus difficile et plus beau que d'aller caresser et contempler les idées des autres. Il n'y a au monde qu'une œuvre digne d'un homme, [483] l'enfantement d'une vérité à laquelle on se livre et à laquelle on croit. Le monde qui a écouté Tennyson vaut mieux que notre aristocratie de bourgeois et de bohèmes; mais j'aime mieux Alfred de Musset que Tennyson.

 

 

[Fußnote, S. 480]

1.
O médiocrité! celui qui pour tout bien
T'apporte à ce tripot dégoûtant de la vie.
Est bien poltron au jeu s'il ne dit: Tout ou rien.   zurück

 

 

 

 

Erstdruck und Druckvorlage

Hippolyte Taine: Histoire de la littérature anglaise
Tome quatrième et complémentaire: Les Contemporains
Paris: Hachette 1864.

Unser Auszug: S. 469-483 (= Livre V, chapitre VI.VI).

Die Textwiedergabe erfolgt nach dem ersten Druck (Editionsrichtlinien).

URL: https://mdz-nbn-resolving.de/bsb10814496
PURL: https://hdl.handle.net/2027/hvd.hwplrk
URL: https://books.google.fr/books?id=peKtaTnx1UYC
URL: https://archive.org/details/histoiredelalit06taingoog

 

 

 

Literatur

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