Augustin Théry

 

 

Poésie lyrique.

 

 

Text
Editionsbericht
Literatur: Théry
Literatur: Ode

 

PRINCIPE DE LA POÉSIE LYRIQUE.

 

[17] Le chant lyrique est la voix de l'enthousiasme, le premier langage de l'inspiration. Il peut rendre des sentiments très-divers, mais toujours avec une verve et un élan qui le caractérisent entre toutes les expressions poétiques. Tantôt c'est un pressentiment du ciel qu'il exprime; tantôt ce sont les émotions ardentes de la victoire, ou les douces rêveries; mais toujours il s'élance comme un jet spontané du génie; il cache l'art intime qu'il recèle, et se fait pardonner par le goût lui-même des écarts qui ne sont qu'apparents.

[L'ode, était l'hymne, le cantique et la chanson des anciens; elle embrasse tous les genres, depuis le sublime jusqu'au familier noble. C'est le sujet qui lui donne le ton, et son caractère est pris dans la nature 1.]

 


 

LOIS DE LA POÉSIE LYRIQUE.

 

[L'enthousiasme sublime de la poésie lyrique, a dit un écrivain trop suivi autrefois, trop dédaigné peut-être aujourd'hui, consiste dans la vivacité des sentiments, et cette vivacité produit la grandeur et l'éclat des ima[18]ges, des pensées, des expressions. Elle produit aussi la hardiesse des débuts, et les écarts, les digressions, dont nous parlerons dans un moment, après avoir donné l'idée de l'enthousiasme doux et du médiocre.

L'enthousiasme doux est celui qu'on éprouve quand on travaille sur des sujets gracieux, délicats, et qui ne produisent que des sentiments paisibles.

Il est aisé de se former une idée de l'enthousiasme qui tient le milieu entre le sublime et le doux: c'est celui qui produit ce qu'on appelle le style soutenu, c'est-à-dire la continuité des pensées relevées, les expressions fortes, riches, les sons harmonieux, les tours serrés, hardis, les figures brillantes. Dans le sublime, ce sont des transports, des élans, des éclats, des traits; dans le doux, ce sont des jeux, des ris folâtres, une douce paresse, une sorte d'indolence, où l'âme n'a d'action que ce qu'il lui en faut pour sentir. Du mélange de ces deux genres il résulte une force mêlée de grâces, qui fait le troisième genre dont nous parlons.

Des observations précédentes on peut tirer deux conséquences:

La première est que l'ode ne doit avoir qu'une étendue médiocre; car, si elle est toute dans le sentiment, et dans le sentiment produit à la vue d'un objet, il n'est pas possible qu'elle se soutienne longtemps. Aussi voit-on que les meilleurs lyriques se contentent de présenter leur objet sous les différentes faces qui peuvent produire et entretenir la même impression; après quoi ils l'abandonnent presque aussi brusquement qu'ils l'avaient saisi.

La seconde conséquence est qu'il doit y avoir dans une ode unité de sentiment, de même qu'il y a unité d'action dans l'épopée et dans le drame. On peut, on doit même varier les images, les pensées, les tours, [19] mais de manière qu'ils soient toujours analogues à la passion qui règne: cette passion peut se replier sur elle-même, se développer plus ou moins, se retourner; mais elle ne doit ni changer de nature, ni céder sa place à une autre. Si c'est la joie qui a fait prendre la lyre, elle pourra bien s'égarer dans ses transports, et s'abandonner au hasard; mais ce ne sera jamais à la tristesse; ce serait un défaut impardonnable. Si c'est par un sentiment de haine qu'on débute, on ne finira point par l'amour, ou bien ce sera par l'amour de la chose opposée à celle qu'on haïssait, et alors c'est toujours le premier sentiment sous une autre forme.

J'ai dit que la situation du poëte et la nature de son sujet déterminent le ton de l'ode. Or, sa situation peut être, ou celle d'un homme inspiré qui se livre à l'impulsion d'une cause surnaturelle, ou celle d'un homme que l'imagination ou le sentiment domine, et qui se livre à leurs mouvements. Dans le premier cas, il doit soutenir le merveilleux de l'inspiration par la hardiesse des images et la sublimité des pensées. On en voit des modèles divins dans les prophètes: tel est le cantique de Moïse, que le sage Rollin a cité; tels sont quelques-uns des psaumes de David, que Rousseau a paraphrasés avec beaucoup d'harmonie et de pompe; telle est la prophétie de Joad dans l'Athalie de l'illustre Racine, le plus beau morceau de poésie lyrique qui soit sorti de la main des hommes, et auquel il ne manque, pour être une ode parfaite, que la rondeur des périodes dans la contexture des vers:

Mais d'où vient que mon cœur frémit d'un saint effroi?
Est-ce l'esprit divin qui s'empare de moi?
C'est lui-même: il m'échauffe, il parle, mes yeux s'ouvrent;
Et les siècles obscurs devant moi se découvrent.
[20] Lévites, de vos sons prêtez-moi les accords,
Et de ses mouvements secondez les transports.

Cieux, écoutez ma voix; terre, prête l'oreille.
Ne dis plus, ô Jacob, que ton Seigneur sommeille!
Pécheurs, disparaissez: le Seigneur se réveille.
Comment en un plomb vil l'or pur s'est-il changé?
Quel est dans le lieu saint ce pontife égorgé?
Pleure, Jérusalem, pleure, cité perfide,
Des prophètes divins malheureuse homicide:
De son amour pour toi ton Dieu s'est dépouillé;
Ton encens à ses yeux est un encens souillé.

  Où menez-vous ces enfants et ces femmes?
Le Seigneur a détruit la reine des cités:
Ses prêtres sont captifs, ses rois sont rejetés;
Dieu ne veut plus qu'on vienne à ses solennités.
Temple, renverse-toi; cèdres, jetez des flammes.
  Jérusalem, objet de ma douleur,
Quelle main en ce jour t'a ravi tous tes charmes?
Qui changera mes yeux en deux sources de larmes,
            Pour pleurer ton malheur?

        Quelle Jérusalem nouvelle
Sort du fond du désert brillante de clartés,
Et porte sur le front une marque immortelle?
        Peuples de la terre, chantez:
Jérusalem renaît plus charmante et plus belle.
        D'où lui viennent de tous côtés
Ces enfants qu'en son sein elle n'a point portés?
Lève, Jérusalem, lève ta tête altière;
Regarde tous ces rois de ta gloire étonnés:
Les rois des nations, devant toi prosternés,
        De tes pieds baisent la poussière;
Les peuples à l'envi marchent à ta lumière.
Heureux qui, pour Sion, d'une sainte ferveur
        Sentira son âme embrasée!
        Cieux, répandez votre rosée,
Et que la terre enfante son Sauveur.

Dans cette inspiration, l'ordre des idées est le même que dans un simple récit; c'est la chaleur, la véhé[21]mence, l'élévation, le pathétique, en un mot, c'est le mouvement de l'âme du prophète, qui rend comme naturelle, dans l'enthousiasme de Joad, la rapidité des passages; et voilà, dans son essor le plus hardi, le plus sublime, le seul égarement qui soit permis à l'ode.

 


 

DÉSORDRE LYRIQUE.
      DES ÉCARTS LYRIQUES.

 

Le début de l'ode est hardi, parce que, quand le poëte saisit sa lyre, on le suppose fortement frappé des objets qu'il se représente. Son sentiment, porté au plus haut point, part comme un torrent qui rompt la digue; par conséquent, il n'est guère possible que l'ode monte plus haut que son début; mais aussi le poëte, s'il a du goût, doit s'arrêter précisément à l'endroit où il commence à descendre.

Les écarts sont une espèce de vide entre deux idées qui n'ont point de liaisons intermédiaires. On sait quelle est la vitesse de l'esprit: quand l'âme est échauffée par la passion, cette vitesse est incomparablement plus grande encore. La fougue presse les pensées et les précipite; et, comme il n'est pas possible de les exprimer toutes, le poëte saisit seulement les plus remarquables; et, les exprimant dans le même ordre qu'elles avaient dans son esprit, sans exprimer celles qui leur servaient de liaison, elles ont l'air disparates et décousues. Elles ne se tiennent que de loin, et laissent, par conséquent, entre elles quelques vides, qu'un lecteur remplit aisément quand il a de l'âme, et qu'il a saisi l'esprit du poëte. Par exemple, Moïse fait dire à Dieu: J'ai parlé. [22] Où sont-ils? "J'ai parlé à mes ennemis dans ma colère, ma seule parole les a fait disparaître. Vous qui êtes témoins de ma victoire, répondez: Où sont-ils?" Les deux pensées du poëte sacré sont: J'ai parlé, où sont- ils? Toutes les autres idées qui sont entre ces deux mots se sont trouvées dans son esprit; mais, n'ayant pas jugé à propos de les exprimer, il a laissé ce vide qu'on appelle écart.

Les écarts ne doivent se trouver que dans les sujets qui peuvent admettre des passions vives, parce qu'ils sont l'effet d'une âme troublée, et que le trouble ne peut être causé que par des objets importants.

Les digressions, dans l'ode, sont des sorties que l'esprit du poëte fait sur d'autres sujets voisins de celui qu'il traite, soit que la beauté de la matière l'ait tenté, ou que la stérilité de son sujet l'ait obligé d'aller chercher ailleurs de quoi l'enrichir 1.]

 


 

DU DÉLIRE LYRIQUE.

 

[L'air du délire est un ridicule que les poëtes se donnent, faute d'avoir réfléchi sur la nature de l'ode. Il est vrai qu'elle a le choix entre toutes les progressions naturelles des sentiments et des idées, avec la liberté de franchir les intervalles que la réflexion peut remplir; mais cette liberté a des bornes; et celui qui prend un délire insensé pour l'enthousiasme, ne le connait pas.

L'enthousiasme est la pleine illusion où se plonge l'âme du poëte. Si la situation est violente, l'enthou[23]iasme est passionné; si la situation est gracieuse, c'est un sentiment doux et calme.

Ainsi, dans l'ode, l'âme s'abandonne ou à l'imagination, ou au sentiment. Mais la marche du sentiment est donnée par la nature; et, si l'imagination est plus libre, c'est un nouveau motif pour lui laisser un guide qui l'éclaire dans ses écarts.

On ne doit jamais écrire sans dessein, et ce dessein doit être bien conçu avant que l'on prenne la plume, afin que la réflexion ne vienne pas ralentir la chaleur du génie. Entendez un musicien habile préluder sur des touches harmonieuses: il semble voltiger en liberté d'un mode à l'autre; mais il ne sort point du cercle étroit qui lui est prescrit par la nature: l'art se cache, mais il le conduit, et dans ce désordre tout est régulier.

L'âme a son tact comme l'oreille; elle a sa méthode comme la raison: or, chaque son a un générateur, chaque conséquence un principe; de même chaque mouvement de l'âme a une force qui le produit, une impression qui le détermine. Le désordre de l'ode pathétique ne consiste donc pas dans le renversement de cette succession, ni dans l'interruption totale de la chaîne, mais dans le choix de celle des progressions naturelles qui est la moins familière, la plus inattendue, et, s'il se peut, en même temps la plus favorable à la poésie. J'en vais donner un exemple pris d'Horace.

Virgile s'embarque pour Athènes. Horace fait des vœux pour son ami, et recommande à tous les dieux favorables aux matelots ce navire où il a déposé la plus chère moitié de lui-même. Mais tout à coup le voyant en mer, il se peint les dangers qu'il court, et sa frayeur les exagère. Il ne peut concevoir l'audace de celui qui le premier osa s'abandonner, sur un fra[24]gile bois, à cet élément orageux et perfide. Les dieux avaient séparé les divers climats de la terre par le profond abîme des mers: l'impiété des hommes a franchi cet obstacle; et voilà comme leur audace ose enfreindre toutes les lois. Que peut-il y avoir de sacré pour eux? Ils ont dérobé le feu du ciel; et de là ce déluge de maux qui ont inondé la terre et précipité les pas de la mort. N'a-t-on pas vu Dédale traverser les airs, Hercule forcer les demeures sombres? Il n'est rien de trop pénible, de trop périlleux pour les hommes. Dans notre folie, nous attaquons le ciel, et nos crimes ne permettent pas à Jupiter de poser un moment la foudre.

Quelle est la cause de cette indignation? Le danger qui menace les jours de Virgile: cette frayeur, ce tendre intérêt qui occupe l'âme du poëte, est comme le ton fondamental de toutes les modulations de cette ode, à mon gré le chef-d'œuvre d'Horace dans le genre passionne, qui est le premier de tous les genres 1.]

 

 

[Die Anmerkungen stehen als Fußnoten auf den in eckigen Klammern bezeichneten Seiten]

[17] 1. Marmontel, Éléments de littérature.   zurück

[22] 1. Batteux, Principes de littérature.   zurück

[24] 1. Marmontel, Éléments de littérature.   zurück

 

 

 

 

Erstdruck und Druckvorlage

A. Théry: Cours abrégé de littérature.
Deuxième partie: Éléments de littérature.
Paris: Hachette 1850, S. 17-24.

Die Textwiedergabe erfolgt nach dem ersten Druck (Editionsrichtlinien).

PURL: https://hdl.handle.net/2027/ucm.5324384703
URL: https://books.google.de/books?id=Z57FsM3sLM8C

 

 

 

Literatur: Théry

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Zymner, Rüdiger: Lyrik. Umriss und Begriff. Paderborn 2009.

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Literatur: Ode

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Edition
Lyriktheorie » R. Brandmeyer