Frédéric Ancillon

 

 

Essai sur la différence de la poésie ancienne et de la poésie moderne.

[Auszug]

 

Text
Editionsbericht
Literatur

 

[230] La réflexion suivante développera ençore mieux ma pensée. Il est des genres de poésie où le poëte s'oublie et doit s'oublier lui-même, pour ne vivre que dans le monde des objets que son pinceau nous retrace; moins il se montre, et plus son ouvrage est admirable, plus l'auteur s'efface, plus il est parfait. Ce mouvement de l'ame qui la porte en avant, et qui dirige les sens et l'imagination sur le monde des objets, est le premier et le plus naturel. C'est celui auquel la plupart des grands poëtes anciens, et de ceux d'entre les modernes qui méritent d'être rangés avec eux, se sont abandonnés dans les heures de la verve et de l'inspiration, et il les a conduits sûrement au but. Aussi ont-ils surtout excellé dans les genres de poésie où ce point de vue est le seul véritable, comme dans la poésie épique et dans la poésie dramatique.

Il est d'autres genres de poésie, où le [231] poëte paroît, se montre, parle lui-même, vit plus dans le monde de ses sentimens et de ses idées, et rapporte tous les objets à l'impression plus ou moins forte, plus ou moins profonde qu'ils font sur lui. Ce mouvement rétrograde de l'ame qui fait qu'elle se replie sur elle-même, empêche que le poëte ne réfléchisse et ne peigne les objets comme une glace fidèle. Alors les objets qu'il crée ou ceux qu'il recueille par l'observation, ne sont plus pour lui que des occasions de développer et de peindre ses propres idées et ses propres sentimens. Les poëtes modernes se placent souvent dans ce point de vue, et de là vient qu'ils réussissent éminemment dans la poésie lyrique, élégiaque, didactique, à laquelle ce point de vue est le plus favorable. Dans la marche du développement de l'esprit humain, le premier genre doit précéder l'autre. L'enfant déploye son activité de préférence au-dehors, et les nations, dans leur jeunesse, existent de préfé[232]rence dans les objets de la nature et de la société. L'homme fait <ramener> son attention sur lui-même; les nations mûries ou vieillies par la réflexion aiment le monde intérieur de la pensée. Aussi Virgile a-t-il ce caractère plus qu'Homère, Euripide plus qu'Eschyle, le Tasse plus que l'Arioste, et Voltaire plus que Racine. Heureuse l'époque qui réuniroit les deux manières de peindre ou les deux points de vue, et où l'idéal et la plus haute individualité se réuniroient dans la perfection de l'un et de l'autre

Notre siècle ne paroît pas donner à cet égard de grandes espérances. Il y en a eu peu de moins poétiques, et c'est ce qui explique peut-être et ses torts et ses malheurs. Sur le grand théâtre politique des sociétés humaines, il doit y avoir une poésie d'action, sans laquelle ce théâtre languit et ne présente que des tragédies monstrueuses ou [233] de pitoyables farces. C'est cette poésie d'action que tous les grands hommes ont portée dans leur vie, et dans la sphère de leur activité, qui a fait de leurs actions le spectacle le plus intéressant et le plus sublime. Ce qui l'essence de la haute poésie fait aussi l'essence des grands caractères, c'est l'empire des idées ou de l'idéal. Comme les artistes de génie expriment une idée sous des traits individuels et sous des formes sensibles, les grands réalisent une idée dans toute la suite de leurs actions, leur donnent ainsi un intérêt poétique, et entretiennent dans le monde moral le mouvement et la fraîcheur. Quiconque manque d'une certaine poésie dans l'ame ne donnera jamais à sa vie, quelque bien calculée et quelque heureuse qu'elle soit, de la véritable grandeur. Sa vie n'aura d'autre mérite que celui d'un tableau de Gérard Dow, la perfection d'une nature commune, et lui-même, aux yeux de la postérité, [234] ne sera jamais qu'un homme ordinaire. Heureusement pour l'honneur de l'espèce humaine, que même dans les périodes qu'on pourroit appeler à juste titre les déserts de l'histoire, on rencontre de distance en distance quelques-uns de ces caractères grands et poétiques, de ces ames fortes et pures qui ne vivent pas pour des besoins ni pour des intérêts personnels, et qui s'élèvent au-dessus des ruines de leurs siècles, majestueux et superbes, comme les colonnes de Palmyre qui sont encore debout au milieu des déserts de la Syrie.

 

 

 

 

Erstdruck und Druckvorlage

F. Ancillon: Mélanges de littérature et de philosophie.
Berlin: Schoell u. Nicolle 1809, S. 179-234.

Unser Auszug: S. 230-234.

Die Textwiedergabe erfolgt nach dem ersten Druck (Editionsrichtlinien).

PURL: https://hdl.handle.net/2027/hvd.hntxi6
URL: https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6567192t

 

 

Literatur

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Zymner, Rüdiger (Hrsg.): Handbuch Gattungstheorie. Stuttgart u.a. 2010.

 

 

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