Rémond de Saint-Mard

Réflexions sur la poësie en général

 

 

[Kap. 1]  SUR LA POËSIE EN GÉNÉRAL,
SES USAGES, SES BORNES, SON ETABLISSEMENT,
& Sur ce qu'elle a de commun avec la Prose &c.

 

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[1] IL est certain, Monsieur, que la Poësie est le plus bel Art du Monde. Tout y brille d'Images, tout y éclate de Figures: on y touche le cœur, on y frape l'ima[2]gination; & pour qu'il ne manque rien à la Poesie, on lui donne encore le pouvoir illimité d'user, presque sans ménagement, de tous ces moïens de plaire. Car qu'est ce qui n'est pas permis à un Poëte? Veut-il peindre? Toute la Nature est sous sa main; il peut, à son gré, la mettre en Images, il anime les Elémens, Vivifie tout ce qu'il trouve à son passage: les Forêts, quand il chante, ne renferment plus des Bêtes meutrières; on y voit les Driades folatrer avec les Faunes; on y voit Pan qui soupire. Ce sont toûjours de nouveaux tableaux qui se succedent, des Oiseaux qui chantent, des Ruisseaux qui murmurent; on y voit des arbres fleuris aller porter leurs têtes superbes dans les nucs, & ces Arbres qu'on nous peind si fiers, ont encore l'honneur de posseder des Nimphes plus belles que le beau jour. Certès on nous aprêta un [3] mets bien délicieux, lorsqu'on inventa la Fable; & sérieusement abstraction faite du mauvais usage qu'en a fait l'Esprit humain, je ne vois rien de mieux imaginé que toutes ces divinités qui, aiant chacune leur district, réjouiflent l'imagination & la fixent en lui sauvant l'idée abstraite d'un Etre qui embrasseroit tout d'une maniere générale. Car enfin ne faisons point trop les Raisonnables, les choses du Monde les plus admirables ne nous touchent point, si on ne nous les rend sensibles. Il nous faut de l'éclat, de la parûre, il faut absolument parler à notre Imagination, décorer tout ce qu'on lui présente, sans quoi l'on nous fait périr d'ennui. Que je vous dise par exemple, tout uniment que le Soleil se léve, vous ne m'écouterez point; mais si je vous dis que Phœbus fort du Sein de l'Onde, qu'il monte dans son char, qu'il presse les flanes de ses Coursiers, vous voilà [4] attentif, l'intérêt vous saisit, la chaleur vous gagne; & sçavez-vous pourquoi? C'est qu'au lieu de vous représenter le Soleil par son immensité, ce qui vous auroit fatigué, je vous l'ai peint comme un beau jeune homme, & je vous ai interessé, parce que nous nous interessons à ce qui nous ressemble, & surtout à ce qui nous ressemble en beau.

Or, Monsieur, voilà ce qu'on a l'habileté de faire dans la Poësie. On y raproche de nous les Objets qui en sont le plus éloignés, on leur donne du corps, on les anime, toute la Nature enfin y est agitée des mêmes passions que nous & c'est par-là que la Poësie nous intéresse. Ne me vantez plus l'avantage qu'elle a de soutenir & de fixer notre imagination, en nous mettant sous les yeux ce que nous ne verrions souvent qu'avec effort. C'est la le plus petit agrément de la Poësie, & en vérité la Fable & les Images [5] ne nous plairoient pas tant, si elles ne servoient qu'à nous faire envisager avec plus de facilité ce qu'on nous présente, c'est parce qu'elles nous touchent qu'on les aime, & je suis si pénétré de ce que j'ai l'honneur de vous dire, que si j'avois à vous parler de l'Automne, je me donnerois bien de garde de vous la nommer. Je vous peindrois au plus vite une Pomone, habillée galamment & tenant avec grace de beaux fruits. Par-là l'idée de l'Automne ne seroit pour vous ni abstraite ni générale, & ce qui vous chatouilleroit beaucoup, je vous fournirois en même tems l'Image du monde la plus gracicuse.

Ce seroit ici le lieu de vous faire connoître exactement la nature des Images, & de vous en détailler les propriétés, elles ont deja, comme vous venez de voir l'avantage de soulager infiniment l'imagination, parce qu'elles mettent & réunissent [6] sous nos yeux ce que nous ne pourrions joindre qu'avec effort, & ce qu'il nous faudroit rassembler dans des idées générales qui sont toûjours fatiguantes. Elles ont encore l'agrément de nous intéresser par l'Ame & la vie qu'elles donnent sans relâche aux objets qu'elles approchent de nous. Mais, ne vous y trompez pas, ce n'est pas cela qui fait le charme le plus touchant des Images; leur grand prix vient de ce que, lorsqu'elles sont bien choisies, elles vont réveiller les passions qui ont de l'affinité avec elles. Car encore une fois, les Images ne servent pas seulement à peindre & à nous rendre attentifs par la chaleur qu'elles portent avec elles, elles ont encore des raports sécrets, une Analogie sourde des convenances délicates avec les principales affections du cœur, & c'est en vertu de ces convenances, qu'on est quelque fois si vivement touché. sou[7]venez-vous, par exemple, de la description de la Grotte de Calipso dans Télémaque, ou si vous l'aimez mieux de ce joli Paisage que fait Horace.

Qu'à Pinus ingens, albaque Populus
Umbram hospitalem consociare amant
Ramis, & obliquo laborat
Lim; ha fugax trepidare rivo.

Croïez-vous que pendant que votre imagination se trouve soutenue & fixée par la peinture de ce Ruisseau & de cet ombrage, croïez-vous, dis-je, qu'il ne s'éleve pas dans votre cœur un petit mouvement de volupté & de paresse, qui contribue à l'embellissement de l'Image, & dont vous faites à l'Image un honneur qui ne lui est pas due, parce qu'une partie considérable, & même la fleur de votre plaisir appartient réellement aux passions qu'elle réveille? Souvenez-vous d'u[8]ne Image d'un autre genre qui est dans Homère, & où parlant du combat des Dieux, il dit

Le Ciel en retentit, & l'Olimpe en trembla.

Assurément cette Image-là fait plus que peindre, pour moi je vous avoue qu'elle me fait trembler.

Rapellez-vous encore ce bel endroit du Cantique de Moïse, ou, plein de la bonté du Dieu qui vient d'abimer dans la Mer rouge les Ennemis du Peuple Hébreu, il éclate en actions de graces & s'écrie "Vous avez envoié sur eux votre: colere, elle les a dévorés comme une paille, au Souffle de votre fureur les Eaux se sont rangées, les Ondes, demeurée liquides se sont tenues élevées comme une Montagne, les flots de l'Abîme se sont condensés & durcis au milieu de la Mer". Il y a assûrément dans ces Images, je ne sçai quoi de grand, de Majestueux, de [9] terrible qui ravit d'admiration, qui pénétre d'étonnement; & soïez sûr que nous éprouverons tous tant que nous sommes, un mouvement à peu-près pareil, toutes les fois qu'on nous présentera une Image bien choisie & bien frapée, parce que nos Passions sont des espéces de Cordes toûjours tendues, & toûjours prêtes à recevoir l'unisson de quelque Image. Or jugez de l'ébranlement agréable qui doit arriver à l'Ame, lorsque cet unisson se trouve frapé avec une grande justesse.

Rendez donc plus de justice, que vous n'avez fait jusqu'ici, aux Images, & convenez qu'en allant à l'imagination, elles vont aussi au cœur. Ouï, Monsieur, elles y vont, & qu'est ce qui n'y va pas dans la Poësie, elle qui n'a pour but que d'aller remuer un cœur qui veut continuellement être agité, & de nous dérober ce spectacle humiliant, & qui nous attriste si fort, je veux [10] dire la vûe de nous-mêmes? Aussi remarquez qu'il n'y a point de genre de Poësie, qui n'ait une passion en particulier, & quelquefois plusieurs à peindre. Considerez le Poëme Epique, n'est-ce pas le portrait de la Valeur, peinte en beau & mise dans tout son éclat? Qu'est-ce encore que la Tragédie? N'est-ce pas le Théatre de toutes les passions? En est-il une qui n'y joûe son Rôle? Orgueil, Vengeance, Amour, vertus, & vices, tout l'Homme y est étalé, tout l'Homme y est peint dans la derniere force. La Comédie a peut-être des passions moins impetueuses à peindre, mais elle en à assez pour nous toucher; & sans parler de l'Eglogue, qui a pour objet la paresse & l'amour, quel emploi donne-t-on à l'Elégie, que celui d'exprimer un amour mécontent? Que si la Satire n'a pas ordinairement toutes ces passions à peindre, songez, qu'en récompense, elle en a une qui, au gré du [11] cœur humain, vaut presque toutes les autres ensemble. Enfin assûrez-vous qu'il n'est point d'espéce de Poësie, qui ne soit destinée à allumer, nourrir & entretenir les passions & qui, quoiqu'on en dise, ne travaille pour elles de toutes ses forces. Tel est, & je ne sçaurois vous le dissimuler, tel est l'objet de la Poësie, objet qui, à dire vrai, n'honore pas trop des Etres qu'on traite de Raisonnables. Mais helas! pour qui nous connoît, le Sommes-nous tant? Non, Monsieur Lents à Saisir ce qui ne touche point nos sens, il faut si l'on veut nous plaire nous soûtenir par des Images, nous agiter par des Figures, intéresser tout à la fois notre cœur & notre imagination, nous investir, pour ainsi dire, de tous les côtés, faire joûer tous nos ressorts ensemble, & c'est pour cet effet qu'en nous prenant dans la Poësie par le cœur & par l'imagination, on a voulu dans le [12] même tems enchanter nos oreilles, & nous attirer par le charme d'une certaine Harmonie.

Mais je prévois qu'il me sera difficile de vous dire ici ce que c'est que ce charme: nous sommes tous sensibles à l'Harmonie en général, mais est-il bien sûr que nous naissons pour être flatés par telle ou telle mesure en particulier? Car pourquoi les Grecs & les Latins étoient-ils sensibles à une mesure, & pourquoi sommes nous sensibles à une autre? D'où vient que ces Gens-là, qui étoient si ardens à se saisir des choses agréables, se sont fait une Versisication toute différente de la nôtre? Pourquoi aimoient-ils si fort leurs Bréves & leurs Longues? Et pourquoi nous qui les imitons en toute autre chose, nous contentons-nous de mettre dans nos vers un certain nombre de Sillabes qui ne sont distinguées ni par leur rapidité ni parleur [13] lenteur? Enfin, direz-vous, y a-t-il moïen de sçavoir ce que c'est que cette harmonie? à cela je vous répondrai que je la crois un peu l'ouvrage de notre fantaisie, ouvrage que la succession du tems nous a fait trouver agréable; & il y a grande aparence que nous serions peu flatés de l'harmonie mécanique de la Poësie, si notre oreille familiarisée avec elle, n'en étoit venue à la trouver aimable, & n'étoit charmée de la retrouver encore. Nous avons tous une Maîtresse qui nous assujétit sans bruit & sans éclat, & dont nous ne connoissons pas bien toute l'autorité, parce qu'elle est douce & insensible; C'est l'habitude. Vous ne scauriez croire combien elle peut sur nous. Souveraine de nos goûts, elle les émousse, souvent elle nous les ôte; quelque fois par compensation, elle nous en donne, & peu contente de dominer sur notre imagination qu'elle maîtrise, [14] elle agit encore sourdement & avec lenteur sur nos sens dont elle fait tout ce qu'elle veut. C'est elle, n'en doutez point, qui nous fait boire actuellement avec délice, du Caffé qui, la premiere fois que vous l'avez bû, vous a paru mauvais: par elle les dissonances de la Musique Italienne, qui vous avoient d'abord impatienté, vous paroissent maintenant agréables; Enfin je suis tenté de croire qu'elle forme une partie considérable du plaisir que nous fait notre versification, & ce qui en est une preuve pour moi, c'est que je me souviens que la Cadence des vers François ne m'a jamais touché que quand j'y ai été fait. Je commençai par me faire aux vers de Tragédie, de-là je m'accoutumai à ceux de dix Silabes: les vers d'Odes c'est-à-dire ceux de sept & de huit silabes, firent ensuite sur moi un effet, agréable, & mon oreille, ainsi accoutumée, se façonna à toutes les [15] différentes mesures de notre versification. Pour me raprocher de vous, je conviendrai, si vous voulez, que l'harmonie de la Poësie a un raport naturel avec nos organes, si par harmonie vous entendez susceptibilité dans nos oreilles pour être ébranlées agréablement par des sons & des repos qui nous fraperont à distances égales; mais que telle mesure fixe & déterminée nous ravisse & nous enchante la premiere fois que nous en serons frapés, permettez-moi de vous dire que j'aurai de la peine à le croire. D'ailleurs songez que dès que tous les Peuples ont eu dans leur Poësie une Harmonie qui leur est particuliere, il résulte que cette Harmonie est variable, & dès-là il est clair qu'elle ne sçauroit resider toute entiere dans un raport avec nos organes que la Nature a taillés de la même façon & a faits pour être, à peu près, ébranlés de la même maniere.

[16] Mais c'est assez vous parler de cette cadence mécanique de la Poësie, il est tems que je vous fasse connoître la nature d'un autre Harmonie qui, incorporée avec celle dont je viens de vous entretenir, contribuë beaucoup à la rendre aimable. Celle-là, infiniment plus précicuse que l'autre, n'a ni silabes à compter, ni Bréves ni Longues à observer, on la sent par instinct; c'est par instinct qu'on l'attrape, & pour vous dire tous ses avantages, invariable immûable & inviolable par sa nature, elle a un raport réel, non seulement avec nos oreilles, mais encore avec notre cœur & pourvû que vous me permettiez d'être un peu abstrait, je vais vous montrer que, par ce double raport, elle devient également nécessaire à la Poësie & à la Prose.

Nous n'avons, Monsieur que deux choses à faire en ce Monde-cy; la premiere est de sentir, la se[17]conde est de penser, c'est-à-dire, qu'il n'y a que des Idées à nous rendre, ou des Sentimens à nous peindre, Commençons, si vous voulez, par examiner l'espèce d'Harmonie qui convient lorsqu'on a des sentimens à peindre. Pour moi il me semble qu'il n'y a que celle du Stile coupé, qui puisse les bien exprimer; parce que, quoique les passions, lorsqu'elles font un peu rassises, parlent communément avec une forte de tranquilité, il leur arrive pourtant, lorsqu'elles sont échauffées, d'avoir tant de choses & tant de choses différentes à dire, que le langage le plus prompt, le plus précipité est encore trop lent pour elles. Vous allez le voir dans une Scene de Roland, où Angélique déplose son cœur à sa Confidente, au sujet de Médor quelle vient de bannir.

    [18] Je ne verrai plus ce que j'aime!
    Conçois-tu bien l'effort extrême
Que, pour bannir Médor, je me fais aujourd'hui?
Il part désespére! Tu vois où je l'expose;
    Il va mourir, j'en suis la cause,
    J'en mourrai bien-tôt aprèe lui.
Non! un trop tendre amour dans ses jours m'intéresse
Non! qu'il ne parte pas, alons le rappeller!
    Infortunée, où veux-je aller?
Je vais trahir ma gloire & montrer ma foiblesse.

Angélique est ici trop lier & pour soutenir son discours Tourmentée par son amour & par son devoir qui lui parlent tout-à-la fois, elle ne sçait à qui entendre, elle est pleine de mouvemens contraires, ainsi pour bien peindre sa situation, il faut que ce qu'elle dit manque d'ordre, comme les mouvemens dont vous voïez qu'elle est |19] agitée. Je dois vous dire encore que les mouvemens ne venant pas la fraper successivement, mais agissant sur elle dans le même instant, & voulant éclater tous à la fois, il faut nécessairement qu'ils s'expriment vite & que, pour mieux marquer leur impatience, ils paroissent pour ainsi dire, se couper la parole; il faut enfin qu'ils peignent leur rapidité, par celle de leur discours, comme ils ont peint leur désordre, en ne mettant aucune liaison dans la maniere dont ils se sont exprimés. Voilà, Monsieur, l'usage du stile coupé, stile merveilleux pour faire parler les passions, surtout lorsqu'elles se combattent. Car encore une fois, qu'est-ce que le discours d'une personne agitée? C'est la peinture de ses mouvemens. Or ces mouvemens manquant d'ordre & de liaison, il faut par conséquent que le discours qu'en est l'image en manque aussi.

[20] En consequence de ce Principe que je vous ai promis d'apliquer à la Prose, je dis encore que le Stile coupé & l'espéce d'Harmonie qu'il produit, siéd bien dans la conversation & a de la grace dans les lettres. Comme les matières qui en font ordinairement le sujet, sont légères, l'esprit est censé se négliger, le laisser aller, & se mettre, pour ainsi dire, à son aise: ainsi tout y doit respirer l'air de molesse & de nonchalance, dans lequel l'Esprit est plongé, & il est certain qu'un Stile qui ne s'attache point trop exactement à ce qu'on apelle nombre dans l'Harmonie qui ne cherche point à arondir ses Phrases, tombe par-là dans une espéce de négligence qui est d'autant plus agréable, qu'elle est naturelle, & qu'elle s'accorde avec ce qu'on a à dire; car tout doit prendre le ton du Sujet qu'on manie. C'est pour cela que lors que des lettres deviennent un peu [21] sérieuses, le Stile coupé cesse de leur convenir. Il faut alors entier un peu son ton, soûtenir son discours, donner à sa lettre un air raisonnable, parceque l'esprit, aïant des matières graves à traiter, se recueille, se compose, soûtient son attention, & n'a pas la même aisance que lors qu'il avoit en main un sujet badin sur lequel il avoit droit de se joûer, par ce qu'il n'y emploïoit que la moitie de ses forces. Enfin lors qu'on a des idées à rendre, telles qu'on en a dans une lettre sérieuse, ou telles qu'on en a quelque fois dans la Poësie qui n'est pas toûjours si folle ni si déréglée qu'on la supose, dans tous ces cas il faut, sous peine de déplaire, renoncer au plus vîte au Stile coupé, aussi bien qu'à l'Harmonie qui en résulte, c'est le stile du Badinage ou des Passions, lors qu'elles sont combatues. Mais avez vous des idées à rendre, des choses à dire, [22] ne manquez pas de leur donner un beau nombre, une harmonie pleine? Oui Monsieur montez-vous sur le ton que vous voudrez prenez le pompeux, prenez le simple, prenez même le familier; quelque ton enfin que vous puissiez prendre, le Stile coupé vous est défendu. La raison de cela est dans la nature de notre ame, où je continuerai à prendre tout ce que j'aurai à vous dire.

Je vous dirai donc qu'en vers, ainsi qu'en Prose, il faut, ce me semble, pour qu'une idée ait de la grace, qu'elle soit contenue dans un certain espace, & cet espace ne doit être ni trop long ni trop court: car qu'arrivera-t-il s'il est trop court? sûrement l'Esprit s'en plaindra, parce qu'il aime l'exercice, pourvû qu'il ne soit pas violent, & qu'on lui fait tort en le menant troptôt au but. Que si l'idée est trop au large, & se trouve placée [23] dans un trop grand terrain, le vuide qui l'environnera la fera paroître lâche, ou bien elle deviendra fatiguante si, pour soutenir sa langueur, on y fait entrer un trop grand nombre d'idées accessoires: mais lorsque l'idée, assez belle & assez pleine pour n'avoir besoin que d'elle-même, est renfermée dans un espace raisonnable, & que l'achévement, pour ainsi dire, de l'idee, se fait par gradation, qu'à mesure qu'elle aproche de sa fin, elle croît en netteté & en chaleur, alors on a le plaisir d'obtenir, après avoir eu celui d'attendre; ce qui fait la pointe & la perfection du plaisir. D'ailleurs cette proportion des choses avec la maniere dont elles doivent être dites, est infiniment propre à flater notre oreille qui, aussi bien que notre esprit, éxige qu'on lui fournisse tout le plaisir qu'elle est capable de prendre. Vous allez le voir par un exemple tiré de M. de [24] Fontenelle: c'est au sujet de l'Eglogue qu'il dit

Souvent en s'attachant à des Fantômes vains,
Notre Raison s'éduite avec plaisirs'égare;
Elle-même jouit des Objets qu'elle a feints,
Et cette illusion pour quelque tems répare
Le deffaut des vrais biens que la Nature avare     N'a pas accordés aux humains. (*).

Voilà, Monsieur, comme les Idées doivent être rendues. Ici votre esprit & votre oreille ont de l'exercice; mais on ne leur en donne que ce qu'il faut. Tout agit chez vous, rien n'y fatigue, & vous sentez une satisfaction d'autant plus complette, que ce qu'on donne à votre esprit, n'est pris, en aucune façon, sur ce qu'on donne d'agréable [25] à votre oreille, & qu'il semble que tout ait conspiré pour vous donner du plaisir.

Après le bien que je viens de vous dire de cette harmonie naturelle, après le besoin que nous en avons, n'est-il pas triste que les Poëtes, même nos meilleurs, soient si peu soigneux de nous la donner? Amoureux de l'éclat, jaloux de briller, ils ne songent pas toûjours que cette Harmonie qu'ils négligent fait la moëlle, les graces, la noblesse même de la Poësie; qu'elle forme une partie de l'agrément de ces tours aimables qui font l'objet de leurs recherches: car je n'ai rien à dire aux Poëtes médiocres; cette Harmonie est trop fine pour eux. D'ailleurs quel risque courent-ils à ne lui point être fidéles? Peu d'entre nous font blessés quand on y manque. Qu'un Poëte, au contraire, plein de sa matiere, occupé à la rendre d'une maniere digne d'elle, ait tant soit |26] peu manqué à la mesure du vers, que ses Rimes soient négligées, que l'Hemistiche ne tombe pas juste à la place qui lui a été assignée, qu'il ait enfin péché contre les Règles de son Art, le voilà des honoré par un Public qui en sçait les Règles presque aussi bien que lui même: le voilà par conséquent forcé à jetter toute son attention sur les beautés mécaniques de la Poësie; attention qui, poussée trop loin, est nécessairement prise sur les vraies & solides beautés. C'est pour cela, n'en doutons point, qu'un bon, Vers est communément achetté par deux mauvais, qu'une belle Idée n'entre dans un morceau de Poësie qu'autant que la mesure du Vers la veut bien admettre. C'est pour cela que la Raison est si souvent la victime d'un mot qui, indocile & opiniatre refuse de s'unir à elle: car, Monsieur, outre la contrainte de la cadence, on en a donné une autre à la [27] la Poësie qu'on apelle la Rime, & cette Rime nous fait réellement plaisir, parceque nous avons le bonheur d'en avoir à tout ce que nous voulons. Nous sommes singuliers & plus heureux que nous ne le disons. Voulons-nous avoir du plaisir? il ne s'agit que de convenir les uns avec les autres que nous en aurons! La convention une fois faite, nous en avons, & l'opinion fait aussi-tôt l'office de la Nature. Nous sommes, par exemple, convenus que nous serions bien aises toutes-les-fois que notre oreille seroit frapée par deux vers qui se termineroient de même, nous l'avons été comme nous l'avions résolu (*), & [28] nous nous sommes si bien accoutumés à ce retour uniforme de sons, que nous sommes réellement fachés quand on y manque. Aussi que ne fait on pas pour menager Sur ce point notre délicatesse? Que de soins, que de fatigues pour amener une Rime riche & singuliere! Clarté, beau feu, naïveté, tout est sacrifié à ce plaisir de convention, & l'on fait tous les jours cent insultes à notre Raison par les sots égards qu'on a pour notre oreille.

Il y a pourtant une justice à rendre à la Poësie, si la Rime & la Versification nous font perdre du plaisir d'un côté, par une espéce de com[29]pensation, elles nous le rendent de l'autre. Une Idée qui est belle, au milieu des chaînes qu'on lui a mises, nous en paroît encore plus belle: nous l'en aimons mieux de ce que la contrainte où on l'a reduite, ne lui a rien fait perdre de ses graces. Il arrive aussi quelque fois à une pensée commune, de recevoir de la Rime, un éclat qui ne lui étoit pas naturel. La gêne de la mesure, la Tirannie de la Rime nous donnent de l'indulgence sur la maniere dont elle est rendue. Un certain mouvement d'admiration, que nous arrache ce qui est passablement exécuté, & ce qui nous paroissoit difficile à l'être, tout cela va se joindre à l'idée, la rend respectable, lui donne un air de distinction, qu'elle n'eut pas eu dans la Prose où, abandonnée à toute sa simplicité, elle n'auroit rien eu qui eut fait illusion en sa faveur: aussi est-ce pour cela qu'il est très [30] difficile d'être brillant dans la Prose; les Idées communes qui n'ont pas l'avantage d'y être soutenues par la Rime & par la Mesure, ont le malheur d'y languir quelque fois, à moins qu'elles ne soient animées par les Images, réveillées par les Figures, & annoblies par les Inversions: Car il est bon de vous dire que les Images, les (*) Inversions & les [31] Figures ont toute aussi bonne grace dans la Prose que dans la Poësie, que c'est le même Esprit, le même Feu qui les animent toutes deux, qu'enfin elles ont une ressemblance parfaite, si vous exceptez la petite différence que mettent entre elles, la Rime, la mesure & un usage fréquent de la Fable. (*). Ne dou[32]tez point, Monsieur de cette ressemblance: à la réserve des différences que je viens de vous marquer, elle est parfaitement exacte, car enfin si l'on nous prend dans la Poësie par le cœur, si l'on y échauffe notre imagination, si l'on nous y ga[33]gne par une certaine Harmonie qui est le ton naturel de ce qu'on a à dire, tout cela ne se fait-il pas également dans la Prose? Ne nous subjugue-t- on pas dans l'une & dans l'autre avec les mêmes armes? Et comment seroit-on pour varier les moiens de nous séduire? Les voies dont la Nature se sert pour nous fraper, sont genérales. Le plaisir, malgré les differences qu'il met dans la maniere de nous toucher nous arrive toûjours des mèmes sources; & de ces sources, qui sont en petit nombre, coulent les beautés de la Poësie & celles de l'Eloquence. Cet Orateur qui vous agite & qui vous remue, ce Philosophe qui vous subjugue, qui vous enlève, avec quoi pensez-vous qu'il fasse tout cela? Croiez-vous que ce soit Simplement avec de la Prose? Eh quoi! Cette Prose n'est-elle pas de la Poësie? Ne voïez vous pas son feu? Ne reconnoissez-vous pas son Enthou[34]siasme? Et n'est-ce pas comme Poëte qu'on vous assujétit? Qu'étoit donc, à votre avis, le Pere Malbranche, lorsque maîtrisé par sa Verve, il étaloit des figures audacieuses; lorsque, livré tout entier à la Poësie, il alloit jusque dans son sein puiser les Principes les plus abstraits? Et que direz-vous d'une de nos merveilles du Siécle passé, du grand Corneille? Ah! Monsieur, s'il pouvoit laisser oublier qu'il est Poëte, vous le trouveriez le plus grand Philosophe du monde. Quelle connoissance du cœur humain! Quelle adresse à en demêler les replis! Quelle sagacité à en sonder les profondeurs? Non! la Rime qui les distingue ne doit pas vous les déguiser. Regardez les de près, vous les verrez tous les deux, même feu, même force, même langage. Vous les verrez tous les deux grands Poëtes, grands [35] Orateurs, grands - Philosophes (*) [36] parce qu'il est de l'Essence des grands Génies d'être tous les trois ensemble, parce qu'il faut à l'Eloquence, disons plus, parce qu'il faut à la Prose même qu'on veut rendre vive, animée, intéressante, autant d'éclat, autant de douceur, qu'à la Poësie, parce qu'enfin ce n'est que par le bel accord, par l'heureux mélange des différentes qualités de l'Esprit qu'elles acquérent l'une & l'autre, ce beau feu & cette sagesse qui nous enchantent.

[37] Mais, direz-vous, si les beautés de la Poësie & de la Prose coulent des mêmes sources, si c'est par le secours des mêmes qualités qu'elles parviennent l'une & l'autre à nous plaire, à quoi bon avoir établi la Poësie? Que ne s'en tenoit-on à la Prose, où la Raison moins captive étoit en état de conserver toute sa beauté, où l'imagination plus libre auroit jouï de tout son feu, où plus a elle, elle auroit été maîtresse de toutes ses graces? Pourquoi nous qui, au milieu de l'abondance & des richesses immenses de la Prose, avons quelque fois tant de peines a nous exprimer avec succès, pourquoi, déja à l'étroit par la confusion naturelle de nos Idées, nous donnons-nous des chaînes, nous mettons nous nous-mêmes à la torture? Ecoutez ma réponse, vous allez voir que nos établissemens ne sont pas ridicules, & que, lorsque nous travaillons pour notre plaisir, [38] nous y travaillons communément avec assez de sagesse.

Quand nous nous trouvames pour la premiere fois ensemble, il fallut au plus vite nous mettre en état de nous communiquer nos pensées, les uns aux autres; & de la se forma ce langage naturel qu'on a appellé Prose. Sans doute ce langage resta quelque tems grossier, fut quelque tems informe, mais enfin il se perfectionna: On vint insensiblement à bout d'exprimer avec exactitude les conceptions de son esprit: Les mouvemens du cœur furent peints avec netteté, au moien de la foule des termes, parmi les quels aïant à choisir, on prit ceux qui, plus précis & plus sensibles, rendoient avec plus de fidelité, ce qu'on avoit à exprimer. Ainsi, au bout d'un certain tems, on se trouva en état de rendre tout, & même de le rendre avec assez de facilité, mais cette facilité dégoûta: la ma[39]niere vive & précise de rendre, qui avoit frapé d'abord, ne picqua plus, & l'on fut bien en peine que fit-on? On imagina qu'en nous redonnant d'une autre façon, le petit embaras que nous avions eu de l'honneur à vaincre, on nous feroit à peu près retrouver le plaisir que nous avions perdu. Les Idées, pour cet effet, furent asservies à une certaine Mécanique, on les renferma dans une Mesure; on convint qu'il seroit défendu de la passer, & deux biens nous en arriverent. Premierement nés tous avec un panchant pour l'Harmonie en général, nous goutâmes, bien-tôt une certaine Harmonie particuliere que l'habitude ne tarda pas à nous faire paroître aimable: mais ce que nous y gagnâmes de mieux, le voici. C'est que ces Idées qui, rendues en Prose, malgré toute leur magnificence, ne nous picquoient plus, sorties victorieuses de la gêne où on les avoit [40] mises, nous parurent d'un prix inestimable.

Ainsi fut établie, & il n'y a presque pas moïen d'en douter, ainsi fut établie la Poësie. On se lassa de la Prose, elle étoit trop commune, peut-être aussi parut-elle trop grave. On voulut un langage pour le plaisir, un langage de Fête. On en voulut un qui flatât les oreilles, (*) qui parlát à l'imagination; [41] mais ce langage, contraint comme il étoit, ne pouvant pas aller à tout, on lui alligna sa place, on fixa ses bornes, & il fut résolu qu'éxact à garder les bienséances, on reviendroit à la Prose toutes les fois que l'exigeroit la qualité des matieres qu'on auroit à traiter. N'en doutons point, Monsieur, la Prose à des Usages qu'on ne sçauroit lui contester, des droits qu'il est dangereux de lui faire perdre, c'est Elle qui, destinée de tout tems à expliquer nos besoins, doit se mêler de ce qui regarde l'Usage ordinaire de la vie. Nous ferons bien encore de lui laisser l'honneur de nous éclairer, & le triste soin de nous instrui[42]re. Mais avons nous un beau jour, une Mer irritée à peindre? Avons nous à célébrer les Héros à chanter nos plaisirs, à vanter notre Maîtresse; parlons hardiment le langage des Dieux; Que tout l'Univers animé par le beau feu de la Poësie sembellisse entre nos mains; Faisons danser les silvains, peuplons les Mers de Tritons; faisons errer les Ombres sur les bords du Cocythe; que tout vive par nous, que tout respire, que ces Passion qui ont déja pour nous tant de charmes, échauffées par la Poësie, en deviennent encore plus touchantes! mais sages dans nos Hardiesses, & ne chargeant la Poësie que de ce dont elle peut se tirer avec gloire, songeons que si, pour son honneur & pour notre plaisir, on lui a donné des obstacles à Surmonter, nous devons lui chercher des sujets où elle puisse éxercer ses Triomphes, & ne l'exposons jamais à l'affront de s'essaier sur des Ma[43]tieres que la Prose elle-même, au milieu de ses ressources, auroit de la peine à dompter.

Avec de pareilles précautions, cultivons hardiment le plus bel art du Monde, & ne nous donnons seulement pas la peine de le défendre contre ceux qui ont l'audace d'en médire. En vain ces nouveaux Législateurs nous crient que cette Rime & cette Mesure qui nous sont si cheres, coutent trop à notre Raison, que ces Graces naïves & touchantes, ces Graces si précieuses pour nous, perdent, ainsi captivées, ce beau Feu & ce beau Naturel qui nous enchantent. Non! non! Monsieur, les Entraves (*) [44] qu'on a mises à la Poësie ne sont [45] Entraves que pour les hommes mé[46]diocres. Les grands hommes se plaisent dans les périls, il leur faut des obstacles à vaincre, des difficultés à Surmonter; & c'est à tant de résistance qu'ils doivent l'emploi de toutes leurs forces, & ces traits hardis & lumineux qui font de la Poësie un langage à part, qu'ont pris pour eux Ies Dieux, & que peu d'entre nous sont dignes de parler.

 

 

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[24] (*) Premiere Eglogue de M. de Fonteneile.   zurück

[27] (*) On pourroit regarder la Rime comme une espéce de Refrain: en effet la Rime nous ennuie à la longue, semblables en cela aux Refrains, qui, quoi qu'agréables par eux-mêmes, nous causent surement du dégoût, lors qu'ils font trop répétés. [28] Pour en revenir à la Rime comme retour des mêmes sons, on dira, si l'on veut, qu'elle a un raport naturel avec nos Organes. Quant à moi, je crois que si l'Habitude & la convention ne forment pas tout l'agrément de la Rime, elles servent du moins beaucoup à l'augmenter.   zurück

[30] (*) Je ne sçai, sur quoi fondé, on a voulu nous donner les Inversions pour un caractere distinctif de la Poësie; il me semble qu'elles apartiennent à la Prose aussi bien qu'à la Poësie. Il est vrai qu'on ne s'en sert guerès que dans les genres de Prose soutenus & magnifiques tels que sont les Oraisons Funèbres ou de certains discours d'Aparat; mais quoi! sont elles si communes dans la Poësie? Pour moi je ne les vois emploiées fréquemment, & j'ose le dire, avec succès, que dans l'Ode, les Poëme Epique, la Tragedie; & alors on s'en sert par les raison qui oblige à s'en servir dans les Discours d'éclat. La raison la voici. C'est que les Inversions suspendent le sens, [31] rendent attentifs, donnent de la noblesse & de la Majesté au Discours, l'animent, le soûtiennent. Or cette raison prouve l'utilité des Inversions dans la Prose aussi bien que dans la Poësie où, à la vérité, on fait les Inversions un peu plus hardies; mais alors il leur arrive ce qui arrive aux Images & aux Figures qui sont communes à la Poësie & à l'Eloquence, & qui ont pourtant le privilege d'être plus audaciceues & plus frequentes dans la Poësie.   zurück

[31] (*) A toutes les differences que je viens de marquer, on peut joinde encore le fréquent usage de la Fiction & un abandon plus entier à l'Enthousiasme. Tout le Monde sçait que sur ces deux articles la Prose est ordinairement plus réservée que la Poësie, & voici pourquoi. La Prose est, en [32] quelque maniere, le langage de la Raison; ainsi il est de la bienséance que le langage qui la caractérisé, soit sage, mesuré & qu'il tienne un peu d'elle. Il n'en est pas de même de la Poësie: faite pour peindre nos passions, pour exprimer nos plaisirs, tant de gravité ne lui est pas nécessaire, & il n'est pas même de notre intérêt que nous lui demandions tant de Sagesse. Delà ces grandes & prodigieuses libertés qu'on permet à la Poësie, ces Métaphores hardies, ces Figures audacieuses, cet usage continu de la Fiction; de la enfin cet Enthousiasme qu'on demande, & qu'on a raison de demander à la Poësie, parceque son but principal est de faire parler les passions & que, impetueuses & des ordonnées comme elles sont, elles ne sçauroient avoir un langage plus décent & plus convenable que Enthousiasme.   zurück

[35] (*) Au reste en confondant ici les Poëtes avec les Orateurs, en osant même les confondre avec les Philosophes, en ne distinguant presque pas la Poësie d'avec la Prose, qu'on ne croie pas que je veuille dédire Horace qui ne fait l'honneur d'apeller Poëte que celui qui, fier du Dieu dont il est plein dédaigne le langage vulgaire & ne traite que les grands Sujets, parce qu'il ne connoît que ceux-là qui foient dignes de lui.

Ingenium cui sit, cui mens divinior, osque
Magna sonaturum, des nominis hujus honorem
.

          Quatrième satire, Livre premier.

Il est constant que ce qui constitue le Poëte, ce qui le caractérise, c'est le grand feu, la pompe, la noblesse de l'imagination; & quand on parle de la Poësie sans restriction, je sçai qu'on entend celle qui deploïe les Figures hardies, qui étale des Images fortes, qui fait un beau fracas, tel qu'on en fait dans l'Ode, ou dans le Poëme Epique. Mais n'est il pas une Poësie plus douce, une Poësie qui ne s'éleve pas si haut & qu'on [36] emploie dans les Comédies, Tragédies & autres Genres? Celle-la, ce me semble, ne demande plus tant de fougue & je la trouve bien plus raisonnable que de certains genres d'Eloquence où l'on s'avise d'être trop Pindarique & où il seroit à propos qu'on s'échauffat un peu par degrés pour éviter cet air de folie dont on accuse quelque fois la Poësie, & dont on pourroit accuser, à meilleur titre, certaines Oraisons funébres qu'on auroit la permission de regarder, si l'on vouloit, comme de la Poësie.   zurück

[40] (*) Une des grandes propriétés de la Poësie, c'est d'aller fort bien avec la Musique; & c'est sans doute par la liaison que la Poësie a avec elle, que plusieurs personnes la regardent comme Fille de la Musique. Pour moi je suis porté à la croire Fille de la Vanité. Je conviendrai, si l'on veut que le goût naturel que nous avons pour la Musique, peut bien avoir fait naitre le dessein de mesurer & de cadencer les Silabes; mais cette harmonie mécanique n'aïant pas avec nous un raport si naturel que la Musique, & ne pouvant bien flater nos oreilles que par le secours de l'habitude, il est à croire que le premier objet [41] de ceux qui inventérent la Poësie, fût moins de faire de la Poësie une espèce de Musique, que de créer un Art qui, par sa nouveauté & sa difficulté, leur attirât une considération que la Prose, devenue trop commune, ne pouvoit plus leur donner.   zurück

[43] (*) Le Sisteme de M. de la Mothe sur la Poësie est si absurde, qu'on a presque mauvaise grace de le combattre. Je ne ferai donc ici que démêler en deux mots ses sophismes. M. de la Mothe après avoir dit plusieurs fois qu'il étoit ridicule de faire des [44] Vers, & après avoir essaié antant de fois de le prouver, finit par un Argument qui, selon lui, est invincible. Voici, dit-il, ce qui décide "Le Travail est louable quand il nous met en état de dire les choses de la meilleure maniere qu'elles puissent être dites; & il est condamnable au contraire, quand il nous ôte la liberté de ce choix; & voilà ce que font la Prose & les Vers." Je voudrois demander à M. de la Mothe ce qu'il entend par la meilleure maniere de rendre les choses. Je dis moi que la meilleure maniere est la plus agréable; je le deffie de n'en pas convenir; & voilà aussi tôt la Poësie qui a gagné son Procès: car suposons qu'une Tragédie en Prose pétille de chaleur, que l'intérêt y aille toûjours en croîssant, que ce soit, si l'on veut, un Chef-d'œuvre de l'Art, il restera encore deux espéces de beautés à lui donner: la premiere fera le plaisir de l'Harmonie mécanique, beauté si l'on veut de convention, mais, enfin beauté pour nous. Il est certain encore qu'il manquera à la Tragédie en Prose cet agrément dont nous faisons tant de cas, je veux dire le merite de la difficulté vaincue. Or la Poësie lui donne[45]ra tout cela; donc la Tragédie mise en Vers, acquerra des graces qu'elle ne pouvoit pas avoir lorsqu'elle n'étoit qu'en Prose. M. de la Mothe répondra peut-être que la Tragédie en question, asservie par la Rime, gênée par la Mesure, perdra nécessairement tantôt du côté de la Justesse, tantôt du côté de la Force, d'autres fois du côté de la Moëlle & de la Douceur: mais M. de la Mothe ne doit avoir de pareilles fraïeurs qu'avec les mauvais Poëtes, je lui répons des bons: leur Talent, plus fort que la difficulté, maîtrise la Rime; & quand, par hasard, elle refuse de leur obéir, c'est de sa rebellion qu'ils tirent ce qu'il y a de plus exquis dans leur gloire. D'ailleurs ils choisissent leurs sujets, & n'ont pas communément la mal-adresse d'en prendre qui résistent à la Poësie: car comme tout n'est pas bon à mettre en Chant, de même tout n'est pas bon à mettre en Vers. On n'y songe pas assez; la Poësie, la Musique, la Peinture font trois Arts consacrés au plaisir, tous trois faits pour imiter la Nature, tous trois destinés à imiter les mouvemens de l'Ame: les tirer de-là, c'est les des honorer, c'est les montrer par leur endroit foible. Je sçai que des Gens [46] d'un grand mérite, ont quelquefois élevé la Poësie jusqu'aux matieres de Spéculation Lucréce, par exemple, s'est mocqué de mes raisonnemens, & a mis en Vers le Sistême d'Epicure; mais je répondrai à cela que Lucréce n'en a pas mieux fait Virgile qui sentoit mieux que lui le fort & le foible de son Art n'a parlé de Philosophie qu'une fois ou deux, & en a parlé en courant; ce qui devient alors un agrément pour nous, & un sujet de gloire pour la Poësie à qui on est charmé de trouver une exactitude, & une précision qu'on ne devoit pas naturellement attendre d'elle.   zurück

 

 

 

 

Erstdruck und Druckvorlage

REFLEXIONS SUR LA POËSIE EN GENERAL, Sur l'Eglogue, sur la Fable, sur l'Elégie, sur la Satire, sur l'Ode & sur les autres petits Poëmes. COMME SONNET, RONDEAU, MADRIGAL, &c. SUIVIES DE TROIS LETTRES Sur la décadence du Goût, en France. Par Mr. R. D. S. M.
La Haye: C. de Rogissart & sœurs 1734, S. 1-46.

Die Textwiedergabe erfolgt nach dem ersten Druck (Editionsrichtlinien).

https://hdl.handle.net/2027/hvd.32044087098679
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k8403h.image
https://archive.org/details/reflexionssurla00saingoog/

 

 

 

Literatur

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Edition
Lyriktheorie » R. Brandmeyer