Jean-Baptiste Dubos

 

 

Réflexions critiques sur la poésie et la peinture

 

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Première partie. Section XXXIII.

De la Poësie du Stile dans laquelle les mots sont regardez en tant que les signes de nos idées.
Que c'est la Poësie du Stile qui fait la destinée des Poëmes.

 

[263] AInsi la beauté de chaque partie du Poëme, je veux dire la maniere dont chaque Scene est traitée, & la maniere dont s'expliquent les personnes, contribuent plus au succès d'un ouvrage que la justesse du plan & que sa regularité; c'est-à-dire, que l'union & la dépendance de toutes les differentes parties qui composent un Poëme. Une Tragedie, dont toutes les Scenes prises en particulier seront belles mais mal cousues ensemble, doit réussir plûtôt qu'une Tragedie, dont les Scenes bien liées entre elles seront froides. Voilà pourquoy nous admirons plusieurs Poëmes qui ne sont rien moins que reguliers, mais qui sont soutenus par l'invention & par un stile plein de Poësie, qui de moment en moment presente des images qui nous rendent [264] attentifs & nous émeuvent. Le plaisir sensible que nous font des beautez renaissantes à chaque periode, nous empêche d'appercevoir une partie des défauts réels de la piece, & il nous fait excuser l'autre. C'est ainsi qu'un homme aimable en présence fait oublier ses défauts & quelquefois ses vices durant les momens où l'on est seduit par les charmes de sa conversation. Il réussit même souvent à nous les faire oublier dans la définition generale de son caractere.

La Poësie du stile consiste à prêter des sentimens interessans à tout ce qu'on fait parler comme à exprimer par des figures, & à présenter sous des images capables de nous émouvoir, ce qui ne nous toucheroit pas s'il étoit dit simplement en stile prosaïque.

Ces premieres idées qui naissent dans l'ame lorsqu'elle reçoit une affection vive & qu'on appelle communement des sentimens, touchent toûjours, bien qu'ils soient exprimez dans les termes les plus simples. Ils parlent le langage du cœur. Emilie interesse donc quand elle dit dans les termes les plus simples.

J'aime encore plus Cinna que je ne hais Auguste.

Un sentiment cesseroit même d'être [265] aussi touchant s'il étoit exprimé en termes magnifiques & avec des figures ambitieuses. Le vieil Horace ne m'interesseroit plus autant qu'il m'interesse si, au lieu de dire simplement le fameux Qu'il mourût, il exprimoit son sentiment en stile figuré. La vraisemblance periroit avec la simplicité de l'expression. Où j'apperçois de l'affectation, je ne reconnois plus le langage du cœur. Et Tragicus plerumque dolet sermone pedestri, dit Horace. Mais les retours que les interlocuteurs font sur leurs sentimens & sur ceux des autres, les reflexions du Poëte, les recits, les descriptions, en un mot tout ce qui n'est pas sentiment, veut autant que la nature du Poëme & la vraisemblance le permettent, nous être representé sous des images qui forment des tableaux dans nôtre imagination.

J'excepteray de cette regle generale les recits des évenemens prodigieux qui se font lorsque ces évenemens viennent d'arriver. Il est dans la vraisemblance qu'un témoin oculaire de pareils évenemens, qu'il convient d'emploïer pour en faire le recit, ait été frappé d'un étonnement qui dure encore; & il seroit ainsi contre la vraisemblance qu'il se servit dans son recit des figu[266]res qu'un homme saisi, & qui ne songe point à être pathetique, ne trouve pas. D'ailleurs ces évenemens prodigieux veulent que le Poëte leur procure la croyance du spectateur autant qu'il est possible, & un moyen de la leur procurer, c'est de les faire raconter dans les termes les plus simples & les moins capables de faire soupçonner celui qui parle d'exageration. Il faut hors de ces deux occasions le stile de la Poësie soit rempli de figures qui peignent si bien les objets décrits dans les vers, que nous ne puissions les entendre sans que nôtre imagination soit continuellement remplie des tableaux qui s'y succedent les uns aux autres, à mesure que les periodes du discours se succedent les unes aux autres.

Chaque genre de Poëme a quelque chose de particulier dans la Poësie de son stile. La pluspart des images dont il convient que le stile de la Tragedie soit nourri, sont trop graves pour le stile de la Comedie. Du moins le Poëte comique ne doit-il en faire qu'un usage très-sobre. Il ne doit les emploïer que pour faire parler Chrémes, lorsque ce personnage entre pour un moment dans une passion tragique. Nous avons déja dit que les Eglogues empruntoient [267] leurs peintures & leurs images des objets qui parent la campagne & des évenemens de la vie rustique. La Poësie du stile de la Satire se nourrit des images les plus propres à donner du chagrin aux hommes. L'Ode monte dans les Cieux, pour y emprunter ses images & ses comparaisons du Tonnerre, des Astres & des Dieux mêmes. Mais ce sont des choses dont l'experience a déja instruit tous ceux qui aiment la Poësie.

Il faut donc que nous croyions voir pour ainsi dire, en écoutant des Vers: Ut Pictura Poësis, dit Horace. Cleopatre ne me paroîtroit pas si respectable, si le Poëte lui faisoit dire en stile prosaïque aux ministres odieux de son frere: Ayez peur, méchans: Cesar qui est juste va venir la force à la main: il arrive avec des troupes. Sa pensée a bien un autre éclat: elle paroît bien plus relevée, [Mort de Pompée] lorsqu'elle est revêtuë de figures Poëtiques, & lorsqu'elle met entre les mains de Cesar l'instrument de la vengeance de Jupiter. Ce vers:

Tremblez, méchans, tremblez: voicy venir la foudre.

me présente Cesar armé du tonnerre, & les meurtriers de Pompée foudroyés. [268] Dire simplement qu'il n'y a pas un grand merite à se faire aimer d'un homme qui devient amoureux facilement; mais qu'il est beau de se faire aimer par un homme qui ne témoigna jamais de disposition à l'amour, ce seroit dire une verité commune & qui ne s'attireroit pas beaucoup d'attention. Quand Monsieur Racine met dans la bouche d'Aricie cette verité, revêtue des beautez que luy prête la Poësie de son stile: Elle nous charme. Nous sommes séduits par les images dont le Poëte se sert pour l'exprimer; [Phedre Act. II.] & la pensée de triviale qu'elle seroit énoncée en stile prosaïque devient dans ses Vers un discours éloquent qui nous frappe & que nous retenons.

    Pour moy, je suis plus fiere & fuis la gloire aisée
D'arracher un hommage à mille autres offert,
Et d'entrer dans un cœur de toutes parts ouvert.
Mais de faire fléchir un courage inflexible,
De porter la douleur dans une ame insensible,
D'enchaîner un captif de ses fers étonné,
Contre un joug qui luy plaît vainement mutiné.
Voilà ce qui me plaît, voilà ce qui m'irrite.

Ces vers tracent cinq tableaux dans l'imagination.

[269] Un homme qui nous diroit simplement: je mourrai dans le même château où je suis né, ne toucheroit pas beaucoup. Mourir est la destinée de tous les hommes, & finir dans le sein de ses Pénates, c'est la destinée des plus heureux. L'abbé de Chaulleu nous présente cependant cette pensée sous des images qui la rendent capable de toucher infiniment.

    Fontenay, lieu délicieux
Où je vis d'abord 1a lumiere,
Bien-tôt au bout de ma carriere
Chez toy je joindrai mes Ayeux.

    Muses, qui dans ce lieu champêtre
Avec soin me fîtes nourrir,
Beaux arbres qui m'avez vu naître
Bientôt vous me verrez mourir
.

Ces apostrophes me font voir le Poëte en conversation avec les Divinitez et avec les arbres de ce lieu. Je m'imagine qu'ils sont attendris par la nouvelle qu'il leur annonce, & le sentiment qu'il leur prête fait naître dans mon cœur un sentiment approchant du leur.

L'art d'émouvoir les hommes et de les amener où l'on veut, consiste principalement à sçavoir faire un bon usa[270]ge de ces images. L'écrivain le plus austere, celuy qui fait la profession la plus serieuse de ne mettre en œuvre pour nous persuader que la raison toute nue, sent bien tôt que pour nous convaincre il nous faut émouvoir, & qu'il faut pour nous émouvoir mettre sous nos yeux par des peintures les objets dont il nous parle. Un des plus grands partisans du raisonnement severe que nous ayons eu, le Pere Mallebranche, a écrit contre la contagion des imaginations fortes, dont le charme pour nous séduire consiste dans leur fécondité en images, [Recherche de la Vérité. Liv. 2. part 3] & dans le talent qu'elles ont de peindre vivement les objets. Mais qu'on ne s'attende point à voir dans son discours une précision seiche qui écarte toutes les figures capables de nous émouvoir & de nous séduire, & qui se borne aux raisons concluantes. Ce discours est rempli d'images et de peintures, & c'est à notre imagination qu'il parle contre l'abus de l'imagination.

La Poësie du stile fait la plus grande difference qui soit entre les vers & la prose. Bien des métaphores qui passeroient pour des figures trop hardies dans le stile oratoire le plus élevé, sont reçues en Poësie. Les images & les [271] figures doivent être encore plus frequentes dans la pluspart des genres de la poësie que dans les discours oratoires. La Rhetorique qui veut persuader notre raison, doit toujours conserver un air de moderation & de sincerité. Il n'en est pas de même de la Poësie qui songe à nous émouvoir préferablement à toutes choses, & qui tombera d'accord, si l'on veut, qu'elle est souvent de mauvaise foi. C'est donc la Poësie du stile qui fait le Poëte plûtôt que la rime & la césure. Suivant Horace on peut être Poëte en un discours en prose & l'on n'est souvent que prosateur dans un discours écrit en vers. Quintilien explique si bien la nature & l'usage des images & des figures dans les derniers Chapitres de son huitiéme livre, & dans les premiers Chapitres du livre suivant, qu'il ne laisse rien à faire que d'admirer sa penetration & son grand sens.

Cette partie de la Poësie la plus importante est en même tems la plus difficile. C'est pour inventer des images qui peignent bien ce que le Poëte veut dire, c'est pour trouver les expressions propres à leur donner l'être, qu'il a besoin d'un feu divin, & non pas pour rimer. Un Poëte mediocre peut à force de consultations & de travail faire un [272] regulier, & donner des mœurs décentes à ses personnages; mais il n'y a qu'un homme doué du genie de l'art qui puisse soûtenir ses vers par des fictions continuelles, & des images renaissantes à chaque periode. Un homme sans genie tombe bien-tôt dans la froideur qui naît des figures lesquelles ne sont pas distinctes, & ne peignent point nettement leur objet, ou dans le ridicule qui naît des figures lesquelles ne sont point convenables au sujet. Telles sont, par exemple, les figures que met en œuvre le Carme Auteur du Poëme de la Magdelaine, qui forment souvent des images grotesques, où le Poëte ne devroit nous offrir que des images serieuses. Le conseil d'un ami peut bien nous faire suprimer quelques figures impropres ou mal imaginées; mais il ne peut nous inspirer le genie necessaire pour inventer celles dont il conviendroit de se servir. Le secours d'autrui comme nous le dirons en parlant du genie, ne sçauroit faire un Poëte. Il peut tout au plus lui aider à se former.

Un peu de reflexion sur la destinée des Poëmes François publiez depuis quatre-vingt ans, achevera de nous persuader que le plus grand merite d'un Poëme vient de la convenance & de la [273] continuité des images & des peintures que ses vers nous presentent. Le caractere de la Poësie du stile a toûjours decidé du bon ou du mauvais succès des Poëmes, même de ceux qui par leur étendue semble dépendre le plus de l'œconomie du plan, de la distribution de l'action & de la décence des mœurs.

Nous avons deux Tragedies du grand Corneille, dont la conduite & la pluspart des caracteres sont très défectueux, le Cid & la mort de Pompée. On pourroit même disputer à cette derniere piece le titre de Tragedie. Cependant le Public enchanté par la poësie du stile de ces ouvrages ne se lasse point de les admirer, & il les place fort au-dessus de plusieurs autres, dont les mœurs sont meilleures, & dont le plan est regulier. Tous les raisonnemens des critiques ne le persuaderont jamais qu'il ait tort de prendre pour des ouvrages excellens deux Tragedies, qui depuis quatre-vingt ans font toûjours pleurer les spectateurs. Mais, comme le dit le Poëte Anglois Auteur de la Tragedie de Caton: Les Vers des Poëtes Anglois sont souvent harmonieux & pompeux, avec un sens trivial, ou qui ne consiste qu'en un jeu de mots lequel ne fait point d'image, au lieu que dans les Tragédies des [274] Anciens, comme dans celles de Corneille & de Racine, le vers presente toûjours quelque chose à l'imagination. Leur Poësie est encore plus belle par les images que par l'harmonie. [Spectat. du 14. Avril. 1711.] Le sens des mots enrichit leur phrase encore plus que le choix & l'assemblage melodieux des sons qui la composent.

La Pucelle de Chapelain & le Clovis de Desmarets sont deux Poëmes Epiques dont la constitution & les mœurs valent mieux sans comparaison que celles des deux Tragedies dont j'ai parlé. D'ailleurs leurs incidens qui font la plus belle partie de nôtre histoire doivent attacher davantage la Nation Françoise que des évenemens arrivez depuis longtems dans l'Espagne & dans l'Egypte. Chacun sçait le succès de ces Poëmes Epiques, qu'on ne sçauroit imputer qu'au défaut de la Poësie du stile. On n'y trouve presque point de sentimens naturels capables d'interesser. Ce défaut leur est commun. Quant aux images, Desmarets ne crayonne que des chimeres, & Chapelain dans son stile Tudesque ne dessine rien que d'imparfait & d'estropié. Toutes ses peintures sont des tableaux Gothiques. De là vient le seul défaut de la Pucelle, mais dont il faut, suivant M. Despreaux, que ses défenseurs [275] conviennent: Qu'on ne la sçauroit lire.

 

 

 

 

Erstdruck und Druckvorlage

REFLEXIONS CRITIQUES SUR LA POESIE ET SUR LA PEINTURE.
UT PICTURA POESIS.
Hor. de Art.
PREMIERE PARTIE. Paris: Mariette 1719, S. 263-275.

Die Textwiedergabe erfolgt nach dem ersten Druck (Editionsrichtlinien).
Die am Seitenrand eingetragenen Anmerkungen werden in eckigen Klammern in den Fließtext eingefügt.

PURL: https://hdl.handle.net/2027/gri.ark:/13960/t8hd9602n
URL: https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k62699556.texteImage
URL: https://books.google.fr/books?id=Aq0-E488uPcC
URL: https://mdz-nbn-resolving.de/bsb10573735
URL: https://archive.org/details/reflexionscriti01jeagoog

 

 

 

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Lyriktheorie » R. Brandmeyer