Fénelon

 

 

Reflexions sur la grammaire, la rhetorique, la poetique et l'histoire

Kap. V.   Projet der Poëtique

 

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[54] Une Poëtique ne me paroîtroit pas moins à desirer qu'une Rhetorique. La Poësie est plus sérieuse & plus utile que le vulgaire ne le croit. La Religion a consacré la Poësie à son usage dez l'origine du genre humain. Avant que les hommes eussent un texte d'Ecriture divine, les [55] sacrez Cantiques, qu'ils sçavoient par cœur, conservoient la memoire de l'origine du monde, & la tradition des merveilles de Dieu. Rien n'égale la magnificence & le transport des Cantiques de Moyse. Le Livre de Job est un Poëme plein des figures les plus hardies & les plus majestueuses. Le Cantique des Cantiques exprime avec grace & tendresse l'union mysterieuse de Dieu époux avec l'ame de l'homme, qui devient son épouse. Les Pseaumes feront l'admiration & la consolation de tous les siecles & de tous les Peuples, où le vrai Dieu sera connu & senti. Toute l'Ecriture est pleine de Poësie dans les endroits même où l'on ne trouve aucune trace de versification.

D'ailleurs la Poësie a donné au monde les premieres Loix. [56] C'est-elle qui a adouci les hommes farouches & sauvages, qui les a rassemblez des forêts où ils étoient épars & errants, qui les a policez, qui a reglé les mœurs, qui a formé les familles & les nations, qui a fait sentir les douceurs de la societé, qui a rappellé l'usage de la raison, cultivé la vertu, & inventé les beaux Arts. C'est elle qui a élevé les courages pour la guerre, & qui les a moderez pour la paix.

Silvestres komines sacer, interpresque Deorum,
Cædibus & victu fœdo deterrut Orpheus,
Dictus ob hoc lenire tygres, rabidosque Leones,
Dictus & Amphion Thebana conditor arcis,
Saxa movere sono testudinis, & prece blanda,
Ducere quo vellet: fuit hæc sapientia quondam
&c. .             .             .             .            

[57] Sic honor, & nomen divinis vatibus, atque
Carminibus venit. Post hos insignis Homerus
Tyrtæusque mares animos in Martia bella
Versibus exacuit
.   [Horat. Art Poët. vers. 389 et seq.]

La parole animée par les vives images, par les grandes figures, par le transport des passions, & par le charme de l'harmonie fut nommée le langage des Dieux. Les Peuples les plus barbares mêmes n'y ont pas été insensibles. Autant qu'on doit mépriser les mauvais Poëtes, autant doit-on admirer & cherir un grand Poëte, qui ne fait point de la Poësie un jeu d'esprit, pour s'attirer une vaine gloire, mais qui l'employe à transporter les hommes en faveur de la sagesse, de la vertu, & de la Religion.

Me sera-t-il permis de representer ici ma peine, sur ce que la [58] perfection de la versification Françoise me paroît presque impossible? Ce qui me confirme dans cette pensée, est de voir que nos plus grands Poëtes ont fait beaucoup de Vers foibles. Personne n'en a fait de plus beaux que Malherbe. Combien en a-t-il fait, qui ne sont gueres dignes de lui? Ceux mêmes d'entre nos Poëtes les plus estimables, qui ont eu le moins d'inégalité, en ont fait assez souvent de raboteux, d'obscurs, & de languissans. Ils ont voulu donner à leur pensée un tour délicat, & il la faut chercher. Ils sont pleins d'épithétes forcées, pour attrapper la rime. En retranchant certains Vers, on ne retrancheroit aucune beauté. C'est ce qu'on remarqueroit sans peine, si on examinoit chacun de leurs Vers en toute rigueur.

[59] Nôtre versification perd plus, si je ne me trompe, qu'elle ne gagne par les rimes. Elle perd beaucoup de varieté, de facilité, & d'harmonie. Souvent la rime, qu'un Poëte va chercher bien loin, le réduit à allonger, & à faire languir son discours. Il lui faut deux ou trois Vers-postiches, pour en amener un dont il a besoin. On est scrupuleux pour n'employer que des rimes riches, & on ne l'est ni sur le fonds des pensées & des sentimens, ni sur la clarté des termes, ni sur les tours naturels, ni sur la noblesse des expressions. La rime ne nous donne que l'uniformité des finales, qui est ennuyeuse, & qu'on évite dans la prose, tant elle est loin de flatter l'oreille. Cette repetition de syllabes finales lasse même dans les grands Vers heroïques, où deux masculins sont [60] toûjours suivis de deux feminins.

Il est vrai qu'on trouve plus d'harmonie dans les Odes & dans les Stances, où les rimes entrelassées ont plus de cadence & de varieté. Mais les grands Vers heroïques, qui demanderoient le son le plus doux, le plus varié, & le plus majestueux, sont souvent ceux qui ont le moins cette perfection.

Les Vers irréguliers ont le méme entrelassement de rimes que les Odes. De plus leur inegalité sans regle uniforme, donne la liberté de varier leur mesure & leur cadence, suivant qu'on veut s'élever ou se rabaisser. M. de la Fontaine en a fait un tres-bon usage.

Je n'ai garde neanmoins de vouloir abolir les rimes. Sans elles nôtre versification tomberoit [61] Nous n'avons point dans nôtre Langue cette diversité de bréves & de longues, qui faisoit dans le Grec & dans le Latin la regle des pieds, & la mesure des vers. Mais je croirois qu'il seroit à propos de mettre nos Poëtes un peu plus au large sur les rimes, pour leur donner le moyen d'être plus exacts sur le sens & sur l'harmonie. En relachant un peu sur la rime, on rendroit la raison plus parfaite. On viseroit avec plus de facilité au beau, au grand, au simple, au facile. On épargneroit aux plus grands Poëtes des tours forcez, des épithetes cousuës, des pensées qui ne se presentent pas d'abord assez clairement à l'esprit.

L'exemple des Grecs & des Latins peut nous encourager à prendre cette liberté. Leur versification étoit sans comparaison [62] moins gênante que la nôtre. La rime est plus difficile elle seule que toutes leurs regles ensemble. Les Grecs avoient neanmoins recours aux divers dialectes. De plus les uns & les autres avoient des syllabes superfluës, qu'ils ajoûtoient librement, pour remplir leurs Vers. Horace se donne de grandes commoditez pour la versification dans ses Satyres, dans ses Epîtres, & même en quelques Odes. Pourquoi ne chercherions-nous pas de semblables soulagements, nous dont la versification est si gênante, & si capable d'amortir le feu d'un bon Poëte?

La severité de nôtre Langue contre presque toutes les inversions de phrases augmente encore infiniment la difficulté de faire des Vers François. On s'est mis à pure perte dans une espece [63] de torture pour faire un ouvrage. Nous serions tentez de croire qu'on a cherché le difficile, plûtost que le beau. Chez nous un Poëte à autant besoin de penser à l'arrangement d'une syllabe, qu'aux plus grands sentiments, qu'aux plus vives peintures, qu'aux traits les plus hardis. Au contraire les anciens facilitoient par des inversions fréquentes, les belles cadences, la varieté, & les expressions passionnées. Les inversions se tournoient en grande figure, & tenoient l'esprit suspendu dans l'attente du merveilleux. C'est ce qu'on voit dans ce commencement d'éclogue.

Pastorum musam Damonis & Alphesibœi
Immemor herbarum, quos est mirata juvenca
Certantes, quorum stupefactæ carmine Lynces
,
[64] Et mutata suos requierunt fluminæ cursus,
Damonis musam dicemus, & Alphesibœi
.   [Virgil Eclog. 8. v. 1. et seq.]

Otez cette inversion, & mettez ces paroles dans un arrangement de Grammairien, qui fuit la construction de la phrase, vous leur ôterez leur mouvement, leur majesté, leur grace, & leur harmonie. C'est cette suspension qui saisit le Lecteur. Combien nôtre Langue est-elle timide & scrupuleuse en comparaison? Oserions-nous imiter ce Vers, où tous les mots sont dérangez?

Aret ager, vitio moriens sitit aëris herba.

Quand Horace veut préparer son Lecteur à quelque grand objet, il le mene sans lui montrer où il va, & sans le laisser respirer:

Qualem ministrum fulminis alitem.   [Od. lib. 4. Od. 4. v.1.]

J'avouë qu'il ne faut point in[65]troduire tout-à-coup dans nôtre Langue un grand nombre de ces inversions. On n'y est point accoûtumé; Elles paroîtroient dures & pleines d'obscurité. L'Ode Pindarique de M. Despreaux n'est pas exempte, ce me semble, de cette imperfection. Je le remarque avec d'autant plus de liberté, que j'admire d'ailleurs, les ouvrages de ce grand Poëte. Il faudroit choisir de proche en proche les inversions les plus douces & les plus voisines de celles que nôtre langue permet déja. Par exemple toute nôtre nation a approuvé celles-ci.

Là se perdent ces noms de maître de la terre,
. . . . . . . . . . . .
Et tombent avec eux d'une chute commune
        Tous ceux que leur fortune
        Faisoit leurs serviteurs
.   [Malherbe liv. 6.18.71.]

Ronsard avoit trop entrepris [66] tout-à-coup. Il avoit forcé nôtre Langue par des inversions trop hardies & obscures. C'étoit un langage cru & informe. Il y ajoûtoit trop de mots composez, qui n'étoient point encore introduits dans le commerce de la nation. Il parloit François en Grec, malgré les François mêmes. II n'avoit pas tort, ce me semble, de tenter quelque nouvelle route, pour enrichir nôtre Langue, pour enhardir nôtre Poësie, & pour dénouër nôtre versification naissante. Mais en fait de Langue, on ne vient à bout de rien sans l'aveu des hommes, pour lesquels on parle. On ne doit jamais faire deux pas à la fois, & il faut s'arrêter, dés qu'on ne se voit pas suivi de la multitude. La singularité est dangereuse en tout. Elle ne peut être excusée dans les choses qui ne dé[67]pendent que de l'usage.

L'excez choquant de Ronsard nous à un peu jettez dans l'extremité opposée. On a appauvri, desseché, & gêné nôtre Langue. Elle n'ose jamais proceder, que suivant la méthode la plus scrupuleuse, & la plus uniforme de la Grammaire. On voit toûjours venir d'abord un nominatif substantif, qui mene son adjectif comme par la main. Son verbe ne manque pas de marcher derriere suivi d'un adverbe qui ne souffre rien entre deux, & le regime appelle aussi-tôt un accusatif, qui ne peut jamais se déplacer. C'est ce qui exclut toute suspension de l'esprit, toute attente, toute surprise, toute varieté, & souvent toute magnifique cadence.

Je conviens d'un autre côté qu'on ne doit jamais hazarder [68] aucune locution ambiguë. J'irois même d'ordinaire avec Quintilien jusqu'à éviter toute phrase, que le Lecteur entend, mais qu'il pourroit ne pas entendre, s'il ne suppléoit pas ce qui y manque. II faut une diction simple, précise & dégagée, où tout se développe de soi-même, & aille au-devant du Lecteur. Quand un Auteur parle au public, il n'y a aucune peine qu'il ne doive prendre, pour en épargner à son Lecteur. Il faut que tout le travail soit pour lui seul, & tout le plaisir avec tout le fruit, pour celui, dont il veut être lû. Un Auteur ne doit laisser rien à chercher dans sa pensée. Il n'y a que les faiseurs d'Enigmes qui soient en droit de presenter un sens enveloppé. Auguste vouloit qu'on usât de répetitions frequentes, plûtost que de laisser quelque peril d'ob[69]scurité dans le discours. En effet le premier de tous les devoirs d'un homme qui n'écrit que pour être entendu, est de soulager son Lecteur, en se faisant d'abord entendre.

J'avouë que nos plus grands Poëtes François gênez par les Loix rigoureuses de nostre versification, manquent en quelques endroits de ce degré de clarté parfaite. Un homme qui pense beaucoup, veut beaucoup dire; il ne peut se résoudre à rien perdre; il sent le prix de tout ce qu'il a trouvé; il fait de grands efforts, pour renfermer tout dans les bornes étroites d'un Vers. On veut même trop de délicatesse. Elle dégenere en subtilité. On veut trop ébloüir & surprendre. On veut avoir plus d'esprit que son Lecteur, & le lui faire sentir, pour lui enlever son admiration, [70] au lieu qu'il faudroit n'en avoir jamais plus que lui, & lui en donner même, sans paroître en avoir. On ne se contente pas de la simple raison, des graces naïves, du sentiment le plus vif, qui font la perfection réelle. On va un peu au de-là du but par amour propre. On ne fait pas être sobre dans la recherche du beau. On ignore l'art de s'arrêter tout court en deçà des ornements ambitieux. Le mieux, auquel on aspire, fait qu'on gâte le bien, dit un proverbe Italien. On tombe dans le défaut de répandre un peu trop de sel, & de vouloir donner un goût trop relevé à ce qu'on assaisonne. On fait comme ceux qui chargent une étoffe de trop de broderie. Le goût exquis craint le trop en tout, sans en excepter l'esprit même. L'esprit lasse beaucoup, dés qu'on l'affecte, & qu'on [71] le prodigue. C'est en avoir de reste que d'en savoir retrancher, pour s'accommoder à celui de la multitude, & pour lui applanir le chemin. Les Poëtes, qui ont le plus d'essor de genie, d'étenduë de pensées, & de fecondité, sont ceux qui doivent le plus craindre cet écueil de l'excez d'esprit. C'est, dira-t'on, un beau défaut c'est un défaut rare; c'est un défaut merveilleux. J'en conviens. Mais c'est un vrai défaut, & l'un des plus difficiles à corriger. Horace veut qu'un Auteur s'execute sans indulgence sur l'esprit même

Vir bonus & prudens versus reprehendet inertes,
Culpabit duros, incomptis allinet atrum
Transverso cælamo signum : ambitiosa recidet
Ornamenta, parum claris lucem dare coget
.   [Art. Poët. v. 4444. et seq.]

[72] On gagne beaucoup en perdant tous les ornemens superflus, pour se borner aux beautez simples, faciles, claires & negligées en apparence. Pour la Poësie, comme pour l'Architecture, il faut que tous les morceaux necessaires se tournent en ornements naturels. Mais tout ornement, qui n'est qu'ornement, est de trop. Retranchez-le; Il ne manque rien ; il n'y a que la vanité qui en souffre. Un Auteur, qui a trop d'esprit, & qui en veut toûjours avoir, lasse & épuise le mien. Je n'en veux point avoir tant; s'il en montroit moins, il me laisseroit respirer, & me feroit plus de plaisir. Il me tient trop tendu; la lecture de ses Vers me devient une étude. Tant d'esclairs m'ébloüissent: je cherche une lumiere douce, qui soulage mes foi[73]bles yeux. Je demande un Poëte aimable, proportionné au commun des hommes, qui fasse tout pour eux, & rien pour lui. Je veux un sublime si familier, si doux, & si simple, que chacun soit d'abord tenté de croire qu'il l'auroit trouvé sans peine , quoique peu d'hommes soient capables de le trouver. Je préfére l'aimable au surprenant & au merveilleux. Je veux un homme, qui me fasse oublier qu'il est Auteur, & qui se mette comme de plein pied en conversation avec moy. Je veux qu'il me mette devant les yeux un Laboureur, qui craint pour ses moissons, un Berger qui ne connoît que son Village & son troupeau, une nourrice attendrie pour son petit enfant. Je veux qu'il me fasse penser, non à lui, & à son bel esprit; mais [74] aux Bergers qu'il fait parler.

Despectus tibi sum, nec qui sim quaris, Alexi,
Quam dives pecoris, nivei quam lactis abundans:
Mille mea Siculis errant in montibus agna;
Lac mihi non æstate, novum non frigore defit;
Canto qua solitus, si quando armenta vocabat,
Amphion Dircæus in Altæo Aracynatho;
Nec sum adeo informis, nuper me in littore vidi
Cum placidum ventis staret mare
.....   [Virgil Eclog. II. 18.]

Combien cette naïveté champêtre a-t-elle plus de grace qu'un trait subtil & raffiné d'un bel esprit?

Ex noto fictum carmen sequar, ut fibi quivis
Speret idem, sudet multum, frustraque labores

[75] Ausus idem. Tantum series, juncturaque pollet,
Tantum de medio sumptis accedit honoris
.   [Horat. Art. Poët. vers. 240 et seq.]

O qu'il y a de grandeur à se rabaisser ainsi, pour se proportionner à tout ce qu'on peint, & pour atteindre à tous les divers caracteres! Combien un homme est-il au dessus de ce qu'on nomme esprit, quand il ne craint point d'en cacher une partie! Afin qu'un ouvrage soit véritablement beau, il faut que l'Auteur s'y oublie, & me permette de l'oublier. Il faut qu'il me laisse seul en pleine liberté. Par exemple, il faut que Virgile disparoisse, & que je m'imagine voir ce beau lieu,

Muscosi fontes & somno mollior herba, &c.   [Idem Ed. VII. vers. 45.]

Il faut que je desire d'être [76] transporté dans cet autre endroit,

O mihi tum quam molliter ossа quiescant,
Vestra meos olim si fistula dicat amores.
Atque utinam ex vobis unus, vestrique fuissem,
Aut custos gregis, aut maturæ vinitor uvæ
.   [Idem. Ed. X. vers. 33. )

Il faut que j'envie le bonheur de ceux qui sont dans cet autre lieu dépeint par Horace,

Qua pinus ingens, albaque populus
Umbram hospitalem consociare amant
Ramis, & obliquo laborat
Lympha fugax trepidare rivo
.   [Lib. II, Od. 3. v. 9.]

J'aime bien mieux être occupé de cet ombrage, & de ce ruisseau, que d'un bel esprit importun, qui ne me laisse point respirer. Voilà les espéces d'ouvrages, dont le charme ne s'use ja[77]mais. Loin de perdre à être relus, ils se font toûjours redemander. Leur lecture n'est point une étude. On s'y repose, on s'y délasse. Les ouvrages brillants & façonnez imposent & ébloüissent; mais ils ont une pointe fine qui s'émousse bientôt. Ce n'est ni le difficile, ni le rare, ni le merveilleux que je cherche. C'est le beau simple, aimable, & commode que je goûte. Si les fleurs qu'on foule aux pieds dans une prairie sont aussi belles, que celles des plus somptueux jardins, je les en aime mieux. Je n'envie rien à personne. Le beau ne perdroit rien de son prix, quand il feroit commun à tout le genre humain, Il en seroit plus estimable. La rareté est un défaut, & une pauvreté de la nature. Les rayons du Soleil n'en font pas moins un grand thresor, [78] quoiqu'ils éclairent tout l'Univers. Je veux un beau si naturel, qu'il n'ait aucun besoin de me surprendre par sa nouveauté. Je veux que ses graces ne vieillissent jamais, & que je ne puisse presque me passer de lui,

Decies repetita placebunt.   [Horat. Art. Poët. vers. 362.]

La Poësie est sans doute une imitation & une peinture. Representons nous donc Raphaël, qui fait un tableau. Il se garde bien de faire des figures bizarres, à moins qu'il ne travaille dans le grotesque. Il ne cherche point un coloris ébloüissant. Loin de vouloir que l'art saute aux yeux, il ne songe qu'à le cacher. Il voudroit pouvoir tromper le spectateur, & lui faire prendre son tableau, pour Jesus-Christ même transfiguré sur le Thabor. Sa peinture n'est bonne [79] qu'autant qu'on y trouve de verité. L'art est défectueux dés qu'il est outré. Il doit viser à la ressemblance. Puisqu'on prend tant de plaisir à voir dans un païsage du Titien des chevres, qui grimpent sur une colline pendante en précipice, ou dans un tableau de Taisniere des festins de village, & des danses rustiques, faut-il s'étonner qu'on aime à voir dans l'Odyssée des peintures si naïves du détail de la vie humaine? On croit être dans les lieux, qu'Homere dépeint, y voir, & y entendre les hommes. Cette simplicité de mœurs semble ramener l'âge d'or. Le bon homme Eumée me touche bien plus qu'un Heros de Clelie ou de Cleopatre. Les vains préjugez de nôtre temps avilissent de telles beautez. Mais nos défauts ne diminuent point le vrai prix [80] d'une vie si raisonnable & si naturelle. Malheur à ceux qui ne sentent point le charme de ces Vers,

Fortunate senex, hic inter fluminæ nota
Et fontes sacros frigus captabis opacum
.   [Ecl. I. vers. 53.]

Rien n'est au dessus de cette peinture de la vie champêtre:

O fortunatos nimium, sua si bona norint, &c.   [Georg. II. 458.]

Tout m'y plaît, & même cet endroit si éloigné des idées Romanesques,

                  at frigida Tempe,
Mugitusque boüm, mollesque sub arbore somni
.   [Georg. II. vers. 469. 470.]

Je suis attendri tout de même pour la solitude d'Horace,

O rus quando ego te aspiciam, quandoque licebit
[81] Nunc veterum libris, nunc somno, & inertibus horis,
Ducere sollicitæ jucunda oblivia vitæ
.   [Serm. lib. II. Satyr. 6.]

Les Anciens ne se sont pas contentez de peindre simplement d'aprés nature, ils ont joint la passion à la verité.

Homere ne peint point un jeune homme, qui va perir dans les combats, sans lui donner des graces touchantes; Il le represente plein de courage & de vertu. Il vous interesse pour lui; Il vous le fait aimer; Il vous engage à craindre pour sa vie; Il vous montre son pere accablé de vieillesse, & allarmé des périls de ce cher enfant. Il vous fait voir la nouvelle épouse de ce jeune homme, qui tremble pour lui: vous tremblez avec elle. C'est une espece de trahison. Le Poëte ne vous attendrit avec tant de grace & de douceur, que pour [82] vous mener au moment fatal où vous voyez tout à coup celui que vous aimez, qui nage dans son sang, & dont les yeux sont fermez par l'éternelle nuit.

Virgile prend pour Pallas, fils d'Evandre, les mêmes soins de nous affliger, qu'Homere avoit pris de nous faire pleurer Patrocle. Nous sommes charmez de la douleur que Nisus & Euryale nous coûtent. J'ai vû un jeune Prince à huit ans saisi de douleur à la vûë du péril du petit Joas. Je l'ai vû impatient sur ce que le Grand Prêtre cachoit à Joas son nom & sa naissance. Je l'ai vû pleurer amérement en écoutant ces Vers.

Ah miseram Eurydicen anima fugiente vocabat:
Eurydicen toto referebant flumine ripæ
.   [Georg. IV. vers. 526. 527.]

Vit-on jamais rien de mieux [83] amené, ni qui prépare un plus vif sentiment que ce songe d'Enée?

Tempus erat quo prima quies mortalibus ægris,
.             .             .             .             .            
Raptatus bigis ut quondam, aterque cruento
Pulvere, perque pedes trajectus loræ tumentes;
Hei mihi qualis erat! quantum mutatus ab illo
Hectore, qui redit exuvias indutus Achillis, &c.
Ille nihil, nec me quærentem vana moratur, &c
.   [Æneid. II. vers. 268. 272. & seq.]

Le bel esprit pourroit-il toucher ainsi le cœur? Peut-on lire cet endroit sans être ému?

O mihi sola mei super Astyanactis imago.
Sic oculos, sic ille manus, sic ora ferebat,
Et nunc æquæli tecum pubesceret ævo
.   [Æneid. III. vers. 489. & seq.]

Les traits du bel esprit seroient [84] déplacez, & choquants dans un discours si passionné, où il ne doit rester de parole qu'à la douleur.

Le Poëte ne fait jamais mourir personne, sans peindre vivement quelque circonstance, qui interese le Lecteur.

On est affligé pour la vertu, quand on lit cet endroit,

. . . . cadit & Ripheus justissimus unus
Qui fuit in Teucris, & servantissimus æqui.
Diis aliter visum . . .
  [Æneid. II. vers. 426 & seq.]

On croit être au milieu de Troye saisi d'horreur & de compassion, quand on lit ces Vers,

Tum pavida tectis matres ingentibus errant:
Amplexaque tenent postes, atque oscula figunt
.   [Ibid. vers. 489 & seq].

Vidi Hecubam, centumque nurus, Priamumque per aras
[85] Sanguine fœtantem, quos ipse sacraverat ignes.   [Ibid. vers. 501. 502.]

Arma diu senior desueta trementibus avo
Circumdat nec quicquam humeris, & inutile ferrum
Cingitur, ac densos fertur moriturus in hostes
.   [Vers. 509. & seq.
]

Sic fatus senior, telumque imbelle sine ictu
Conjecit .         .         .         .        
[Vers. 5441]

Nunc morere. Hæc dicens altaria ad ipsa trementem
Traxit & in multo lapsantem sanguine nati,
Implicuitque comam læva, dextraque coruscum
Extulit, ac lateri capulo tenus abdidit ensem
.   [Vers. 550. & seq.]

Hæc finis Priami fatorum; hic exitus illum
Sorte tulit, Trojam incensam, & prolapsa videntem
Pergama, tot quondam populis terrisque superbum

[86] Regnatorem Asiæ: Jacet ingens littore truncus,
Avulsumque humeris caput, & fine nomine corpus
.   [Ibid. vers. 554. & seq.]

Le Poëte ne represente point le malheur d'Eurydice, sans nous la montrer toute prête à revoir la lumiere, & replongée tout à coup dans la profonde nuit des Enfers:

Jamque pedem referens casus evaserat omnes,
Redditaque Eurydice superas veniebat ad auras
.   [Georg. IV. vers. 485. 486.]

Illa, Quis & me, inquit, miseram, & te perdidit Orpheu?
Quis tantus furor? En iterum crudelia retro
Fata vocant, conditque natantia lumina somnus,
Jamque vale. Feror ingenti circumdata nocte,
Invalidasque tibi tendens, heu non tua, palmas
.   [Ibid.vers. 494. & seq.]

Les animaux souffrants que [87] ce Poëte met comme devant nos yeux nous affligent:

Propter aqua rivum viridi procumbit in ulva
Perdita, nec seræ meminit decedere nocti
.   [Ed. VIII. vers. 87. & seq.]

La peste des animaux est un tableau qui nous émeut:

Hinc lætis vituli vulgo moriuntur in herbis,
Et dulces animas plena ad prasepia reddunt.
Labitur infœlix studiorum atque immemor herbæ
Vector equus, fontesque avertitur, & pede terram
Crebra ferit.   .         .         .        
Ecce antem duro fumans sub vomera taurus
Concidit & mixtum spumis vomit ore cruorem,
Extremosque ciet gemitus: it tristis arator
Mœrentem abjungens fraterna morte juvencum;
[88] Atque opere in medio defixa relinquit aratra
Non umbra altorum nemorum, non mollia possunt
Prata movere animum, non qui per saxa volutus
Purior electro campum petit amnis
.   [Georg. III. vers. 494. & seq.]

Virgile anime & passionne tout. Dans ses Vers tout pense, tout a du sentiment, tout vous en donne. Les arbres mêmes vous touchent:

Exiit ad cœlum ramis felicibus arbor
Miraturque novas frondes, & non sua poma
.   [Georg. II. vers. 81. 82.]

Une fleur attire vôtre compassion, quand Virgile la peint prête à se flétrir:

Purpureus veluti cum flos succisus aratro Languescit moriens.   [Æneid. IX. 435.]

Vous croyez voir les moindres plantes que le Printemps ranime, égaye & embellit:

[89] Inque novos soles audent se gramina tuto
Credere.
  [Georg. II. vers. 332.]

Un Rossignol est Philomele, qui vous attendrit sur ses malheurs:

Qualis populeæ: mœrens Philomela sub umbra, &c..   [Georg. IV. vers. 511.]

Horace fait en trois Vers un tableau, où tout vit, & inspire du sentiment:

                      fugit retro
Levis juventas & decor, arida.
Pellente lascivos amores
Canitie, facilemque somnum.
  [Lib. II. Od. 11. vers. 5 & seq.]

Veut-il peindre en deux coups de pinceau deux hommes, que personne ne puisse méconnoître, & qui saisissent le spectateur? Il vous met devant les yeux la folie incorrigible de Pâris, & la colere implacable d'Achille

[90] Quid Paris? ut salvus regnet, vivatque beatus
Cogi posse negat, &c.
Jura neget sibi nata, nihil non arroget armis
.   [Lib. I. Ep. 2. vers. 10 & seq.]

Horace veut il nous toucher en faveur des lieux, où il souhaiteroit de finir sa vie avec son ami? Il nous inspire le desir d'y aller:

Ille terrarum mihi præter omnes
Angulus ridet.         .         .         .        
.         .         .         .        
             Ibi tu calentem
Debita sparges lachryma favillam Vatis amici.
  [Lib. 1. Od. 6. vers. 13 & seq.]

Fait-il un portrait d'Ulysse? Il le peint supérieur aux tempêtes de la mer, au naufrage même, & à la plus cruelle fortune:

                               aspera multa
Pertulit adversis rerum immersabilis undis
.   [Lib. 1. Ep. 2. vers. 21]

[91] Peint-il Rome invincible jusques dans ses malheurs? Ecoutez-le:

Duris ut ilex tonsa bipennibus
Per damna, per cades ab ipso
Ducit opes, animumque ferro.
Non hydra secto corpore firmior, &c.
  [Lib. 4. Od. 4. vers. 57 et seq.]

Catulle, qu'on ne peut nommer, sans avoir horreur de ses obscenitez, est au comble de la perfection pour une simplicité passionnée:

Odi & amo; quare id faciam fortasse requiris.
Nescio, sed fieri sentio, & excrucior.
  [Epigr. 86]

Combien Ovide & Martial avec leurs traits ingenieux & façonnez, sont-ils au-dessous de ces paroles negligées, où le cœur saisi parle seul dans une espece de desespoir?

Que peut-on voir de plus simple & de plus touchant dans un [92] Poëme, que le Roy Priam réduit dans sa vieillesse à baiser les mains meurtrieres d'Achille, [Iliad. 1.24.] qui ont arraché la vie à ses enfans? II lui demande pour unique adoucissement de ses maux, le corps du grand Hector; il auroit gâté tout, s'il eût donné le moindre ornement à ses paroles. Aussi n'expriment-elles que sa douleur. Il le conjure par son pere accablé de vieillesse d'avoir pitié du plus infortuné de tous les peres.

Le bel esprit a le malheur d'affoiblir les grandes passions qu'il prétend orner. C'est peu, selon Horace, qu'un Poëme soit beau & brillant, il faut qu'il soit touchant, aimable, & par consequent simple, naturel & passionné:

Non satis est pulchra esse poëmata, dulcia sunto
[93] Et quocumque volent, animum auditoris agunto.   [Horat. Art. Poët. v. 99. 100.]

Le beau, qui n'est que beau, c'est-à-dire, brillant, n'est beau qu'à demi; il faut qu'il exprime les passions pour les inspirer; il faut qu'il s'empare du cœur, pour le tourner vers le but legitime d'un Pоёmе.

 

 

 

 

Erstdruck und Druckvorlage

Reflexions sur la grammaire, la rhetorique, la poetique et l'histoire.
Ou Memoire sur les travaux de l'Académie Françoise à M. Dacier,
Secretaire perpetuel de l'Académie, & Garde des Livres du Cabinet du Roy.
Par feu M. de Fenelon, Archevesque Duc de Cambray, l'un des Quarante de l'Académie..
Paris: Coignard 1716, S. 54-93.

Nenntitel: Lettre à l'Académie.

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URL: https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9802412z
URL: https://books.google.fr/books?id=PdSlR8wUGQ8C

 

 

Kritische und kommentierte Ausgabe

 

 

 

Literatur

Axer, Eva u.a. (Hrsg.): Schreibarten im Umbruch. Stildiskurse im 18. Jahrhundert. Berlin 2024.

Brandmeyer, Rudolf: Poetiken der Lyrik: Von der Normpoetik zur Autorenpoetik. In: Handbuch Lyrik. Theorie, Analyse, Geschichte. Hrsg. von Dieter Lamping. 2. Aufl. Stuttgart 2016, S. 2-15.

Chaduc, Pauline: Fénelon, direction spirituelle et littérature. Paris 2015.

Fischer, Caroline / Wehinger, Brunhilde (Hrsg.): Un siècle sans poésie? Le lyrisme des Lumières entre sociabilité, galanterie et savoir. Paris 2016.

Delehanty, Ann T.: Literary Knowing in Neoclassical France. From Poetics to Aesthetics. Lewisburg 2013.

Dieckmann, Herbert: Zur Theorie der Lyrik im 18. Jahrhundert in Frankreich, mit gelegentlicher Berücksichtigung der englischen Kritik. In: Immanente Ästhetik und ästhetische Reflexion. Lyrik als Paradigma der Moderne. Kolloquium Köln 1964. Vorlagen und Verhandlungen. Hrsg. von Wolfgang Iser. München 1966 (= Poetik und Hermeneutik II), S. 73-112.

Houghton, L. B. T. / Wyke, Maria (Hrsg.): Perceptions of Horace. A Roman Poet and his Readers. Cambridge u.a. 2009.

Rodriguez, Antonio (Hrsg.): Dictionnaire du lyrique. Poésie, arts, médias. Paris 2024.

Stiker-Métral, Charles-Olivier / Trémolières, François (Hrsg.): Lectures et Figures de Fénelon. Paris 2023.

Till, Dietmar: Affekt contra ars: Wege der Rhetorikgeschichte um 1700. In: Rhetorica. A Journal of the History of Rhetoric 24.4 (2006), S. 337-369.
URL: https://doi.org/10.1525/rh.2006.24.4.337

Zymner, Rüdiger (Hrsg.): Handbuch Gattungstheorie. Stuttgart u.a. 2010.

 

 

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