Marcel Proust

 

 

"Les Éblouissements"

 

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"Mon Dieu, que voulez-vous" répondait Sainte-Beuve à MM. de Goncourt qui se plaignaient qu'on parlât toujours du génie de Voltaire, "je conçois qu'à propos de Voltaire on soit amené à parler de génie; et, entre nous, avouons qu'il ne l'a vraiment pas volé!". On pense à ce mot de Sainte-Beuve quand on vient de finir le dernier volume de vers de Mme de Noailles, les Éblouissements, et on l'applique à Mme de Noailles. On se dit que si, à propos d'elle, on parle de génie, elle ne l'a vraiment pas volé! On pense aussi à cette lettre que Joubert écrivait à Mme de Beaumont au moment de l'apparition d'Atala et qu'on aurait pu écrire à propos des Éblouissements si l'on écrivait encore aussi bien: "...Il y a dans cet ouvrage une Vénus, céleste pour les uns, terrestre pour les autres, mais se faisant sentir à tous. Ce livre-ci n'est point un livre comme un autre... Les bons juges y trouveront peut-être à reprendre, mais n'y trouveront rien à désirer. Il y a un charme, un talisman qui tient aux doigts de l'ouvrier. Ce livre réussira parce qu'il est de l'enchanteur." Pendant longtemps, chaque fois que la Revue des Deux Mondes, la Revue de Paris, ou le Figaro faisaient connaître de nouveaux poèmes de Mme de Noailles, on entendit demander avec le Cantique des Cantiques: "Quelle est celle-ci qui s'avance, pareille à une colonne de fumée en forme de palme, exhalant de la myrrhe, de l'encens, et toutes les poudres du parfumeur?" Et, dans ses vers, le poète nous répondait, comme la Sulamite: "Venez avec moi au jardin voir les herbes de la vallée, voir si la vigne a germé, si la grenade est en fleurs. Mon jardin a des bosquets où le grenadier se mêle aux plus beaux fruits, le troëne au nard, le nard, le safran, la cannelle, le cinname, la myrrhe à toutes sortes d'arbres odorants..."Je dirai plus loin un mot de ce jardin, "de ce jardin dont je parlais toujours", comme dit Madame de Noailles dans une pièce des Éblouissements, parlant d'elle-même avec un sourire. Mais je voudrais tâcher de parler aussi un peu d'autre chose et, pour commencer, d'un aspect tout accessoire, d'un porche secondaire et peu fréquenté de son oeuvre. Mais cette entrée de traverse nous mènera plus rapidement au cœur.

 

*       *       *

 

Gustave Moreau a souvent, dans ses tableaux et ses aquarelles, essayé de peindre cette abstraction: le Poète. Dominant sur un cheval harnaché de pierreries, qui tourne vers lui un œil amoureux, la foule agenouillée où l'on reconnaît les diverses castes de l'Orient, tandis que lui n'appartient à aucune, enveloppé de blanches mousselines, la mandore au côté, respirant avec une gravité passionnée le parfum de la fleur mystique qu'il tient à la main, le visage empreint d'une douceur céleste, on se demande, à le bien regarder, si ce poète n'est pas une femme. Peut-être Gustave Moreau a-t-il voulu signifier que le poète contient en lui toute l'humanité, doit posséder les tendresses de la femme; mais si, comme je le crois, il voulait aussi envelopper de poésie le visage, les vêtements, l'attitude de celui dont l'âme est poésie, c'est seulement parce qu'il a situé cette scène dans l'Inde et la Perse qu'il a pu nous laisser hésitants sur le sexe du poète. S'il avait voulu prendre son poète à notre époque et dans nos pays et l'entourer cependant d'une beauté précieuse, il aurait été obligé d'en faire une femme. Même en Orient, d'ailleurs, même en Grèce, il s'y est souvent décidé. Alors, c'est une poétesse qu'il nous montre, suivant avec une Muse la pourpre d'un sentier montagneux, où passe parfois un dieu ou un Centaure. C'est, ailleurs, dans une aquarelle encadrée de fleurs comme une miniature persane, la Péri, la petite musicienne des dieux, qui, montée sur un dragon, élevant devant elle une fleur sacrée, voyage en plein ciel. Et toujours, dans l'une ou l'autre de ces figures auxquelles l'art du peintre a donné une sorte de beauté religieuse: dont le poète subjuguant la foule par son éloquence, dans la poétesse inspirée aussi bien que dans la petite voyageuse du ciel persan dont les chants sont le charme des dieux, j'ai toujours cru reconnaître Mme de Noailles.

Je ne sais si Gustave Moreau a senti combien, par une conséquence indirecte, cette belle conception du Poète femme était capable de renouveler un jour l'économie de l'œuvre poétique elle-même. Dans notre triste époque, sous nos climats, les poètes, j'entends les poètes hommes, dans le moment même où ils jettent sur les champs en fleurs un regard extasié, sont obligés en quelque sorte de s'excepter de la beauté universelle, de s'exclure, par l'imagination du paysage. Ils sentent que la grâce dont ils sont environnés s'arrête à leur chapeau melon, à leur barbe, à leur binocle. Mme de Noailles, elle, sait bien qu'elle n'est pas la moins délicieuse des mille beautés dont resplendit un radieux jardin d'été où elle se confond. Pourquoi, comme le poète homme qui a honte de son corps, cacherait-elle ses mains, puisqu'elles sont

  Comme un bol délicat
En porcelaine japonaise.

et que

Pour avoir touché les plantes des forêts
        Avec des caresses légères,
Elles ont conservé dans leurs dessins secrets
        Le corps des petites fougères.

Et pourquoi ne laisserait-elle pas voir

        Le clair soleil de son visage,
           Ses millions de rais
..... Et l'aube de sa joue, et la nuit bleue et noire
         Dont ses cheveux sont pleins

De là un naturel dont tant de poètes n'auraient rien à tirer, mais qui, s'accordant à merveille avec le tour de son génie, fait qu'elle s'exprime parfois avec cette gracieuse audace des jeunes mortes de la Grèce antique, qui, des vers qui composent leur épitaphe, s'adressent librement au passant. Et tandis que les poètes-hommes, quand ils veulent mettre dans une bouche gracieuse de doux vers, sont obligés d'inventer un personnage, de faire parler une femme, Mme de Noailles, qui est en même temps le poète et l'héroïne, exprime directement ce qu'elle a ressenti, sans l'artifice d'aucune fiction, avec une vérité plus touchante. Si elle pleure sa vie trop courte, le peu que durera sa jeunesse et "le doux honneur de son âge", si elle a soif (cette admirable soif qui, à chaque page de ce livre, altère tour à tour et désaltère, le rend vraiment "chaud comme les soleils, frais comme les pastèques") "d'aller s'asseoir à l'ombre des forêts", elle n'a pas besoin de mettre sur les lèvres d'une autre ses innocents regrets ou ses brûlants désirs. À la fois l'auteur et le sujet de ses vers, elle sait être alors en une même personne Racine et sa princesse, Chénier et sa jeune captive. Chose curieuse, ce livre des Éblouissements, où l'aspect physique de Mme de Noailles apparaît presque à chaque page, plus charmant encore quand elle demande à l'effacer, à presser si bien son corps contre le mur.

Qu'elle sera semblable à ces nymphes des frises
Dont la jambe et la main sont dans la pierre prises,

est cependant un de ceux d'où l'auteur est le plus absent; tout ce qui peut constituer le moi social, contingent, de Mme de Noailles, ce moi que les poètes aiment tant parfois à nous faire connaître, il n'en est pas parlé une seule fois au cours de ces quatre cents pages. Quand Alfred de Musset, qui était si peu noble que cela ne valait pas la peine d'en rien dire, a le toupet de nous parler de "l'épervier d'or dont son casque est armé"; quand Alfred de Vigny, d'ailleurs dans des vers sublimes, nous parle de son "cimier doré de gentilhomme", je vous défie, en lisant les Éblouissements, si vous ne savez pas que l'auteur s'appelle Mme de Noailles, de deviner que sa condition sociale est celle d'une jeune princesse illustre, plutôt que de gagner sa vie en allant sur les chemins jouer de la flûte ou cueillir des oranges. Son œuvre, par là, ressemble à ce poète indien de Gustave Moreau dont je parlais tout à l'heure: comme lui, elle ne porte le signe caractéristique d'aucune caste. Même dans les deux pièces qu'elle adresse à son fils (quelle épigraphe seraient deux strophes de l'une, appelée Stances, pour le merveilleux Roi Tobol, d'André Beaunier!) quand elle lui dit l'atavisme qui le gouvernera, elle n'y comprend guère l'âme de ses ancêtres sur lesquels tout autre n'aurait pas manqué de s'étendre ici; elle pense surtout à sa sensibilité à elle, à cette sensibilité admirable et terrible qu'elle s'épouvante et se glorifie d'avoir à jamais infusée dans "les veines si douces" de cet enfant qui reçut à son berceau, avec le prénom d'un connétable, l'héritage (plus lourd à porter et qui rend la vie autrement difficile et douloureuse) d'un grand poète. De sorte qu'il n'y a pas de livre où le moi tienne autant de place, et aussi peu: où en tienne autant, nous verrons comment tout à l'heure, le moi profond qui individualise les œuvres et les fait durer, si peu le moi qu'on a défini d'un seul mot en disant qu'il était haïssable.

 

*       *       *

 

Dans un livre que j'aimerais écrire et qui s'appellerait les Six Jardins du Paradis, le jardin de Mme de Noailles serait, entre tous, le plus naturel, si je puis dire, le seul où ne règne que la nature, où ne pénètre que la poésie. Dans les autres la nature n'est pas toujours abordée directement par le sentiment, et la poésie même y est quelquefois atteinte (je suis loin d'ailleurs d'oser décider si c'est un défaut), par les biais de l'étude ou de la philosophie. Déjà visité par les Anges, laissons au bord du lac de Coniston le jardin de John Ruskin sur lequel j'aurais trop à dire; mais le jardin de Maurice Maeterlinck, dominé par les images "innocentes, invariables et fraîches" d'un cyprès et d'un pin parasol, tels, dit-il, dans une des plus belles pages de la prose française depuis soixante ans, qu'il "n'imagine pas de paradis ou de vie d'outre-tombe, si splendide soit-elle, où ces arbres ne soient pas à leur place", ce jardin où le Virgile des Flandres, près des ruches de paille, peintes en rose, en jaune et en bleu tendre qui, dès l'entrée, nous rappellent ses études préférées, a recueilli tant d'incomparable poésie, peut-on bien dire qu'il n'y cherche pas autre chose que la poésie? Que, – même sans avoir besoin de descendre, à l'instar de ses abeilles, jusqu'aux tilleuls en fleurs ou jusqu'à l'étang où la vallisnère attend l'heure de l'amour pour s'épanouir à la surface, – il visite seulement ses lauriers-roses, près du puits, à côté de ses sauges violettes, ou explore un coin inculte de l'olivaie, ce sera pour étudier une espèce curieuse de labiée, une variété de chrysanthèmes ou d'orchidées, qui lui permettront de conclure des progrès de l'intelligence des fleurs ou des victoires que nous pouvons remporter sur leur inconscient, à d'autres progrès, à d'autres victoires aussi, qui ne seraient pas remportées celles-là dans le monde des fleurs mais rapprocheraient l'humanité de la vérité et du bonheur. Car pour cet évolutionniste dans l'absolu – si l'on peut dire, – science, philosophie et morale sont sur le même plan, et l'horizon de bonheur et de vérité n'est pas un mirage résultant des lois de notre optique et de la perspective intellectuelles, mais le terme d'un idéal réel, dont nous nous rapprochons effectivement. Le jardin d'Henri de Régnier, Dieu sait si je l'aime. C'est peut-être le premier que j'aie connu; chaque année écoulée me l'a rendu plus admirable, et il ne s'en passe guère où je ne retourne plusieurs fois le visiter, soit chez M. d'Amercœur, M. de Heurteleure ou la princesse de Termiane, plus souvent à Pont-aux-Belles, et jamais alors sans pousser ma pointe de pèlerinage jusqu'au Fresnay. Quant à Bas-le-Pré, dès que, encore loin du jardin, je reconnais dans le ciel pluvieux ses tourelles pointues, j'éprouve un peu du tressaillement qui saisit M. de Portebize quand les lui décrit M. d'Oriocourt. Mais, sauf peut-être chez Mme de Néronde et Mme de Néry, la beauté des jardins n'est pas pour M. de Régnier une beauté purement naturelle; du Triton de Julie à l'Escalier de Narcisse, on y admire partout des chefs-d'œuvre de sculpture, des artifices d'architecture et d'hydraulique; il n'est pas jusqu'aux poissons, comme oxydés au sein des eaux, qui n'y prennent une beauté précieuse, et pour les fleurs elles-mêmes, celles qui m'y passionnent le plus sont ces variétés rares qu'à l'intersection des allées on aperçoit contenues dans "des vases de faïences peints d'emblèmes et de devises pharmaceutiques, avec des serpents aux anses". Rien, au contraire, ne semble d'abord plus près de la nature que le divin jardin de Francis Jammes, de toute façon un vrai jardin du Paradis, puisque le poète lui-même nous en a dit, de ce jardin, qu'il était au Paradis semblable exactement à ce qu'il est sur la terre: à la même place, pas bien loin de la plaque en fonte bleue qui indique: "Castétis à Balansun, cinq kilomètres", entouré de prairies "dont l'émail sertit des lacs de saphir et que bornent les glaçons bleus des Pyrénées", plein de lis communs, de grenadiers, de choux, avec les deux petits chats gris qu'il a le plus aimés sur la terre, et ce laurier dont les enfants viennent au jour des Rameaux, cueillir une branche à laquelle ils enfilent des oranges, des dragées, des fleurs en papier et des oiseaux en pain d'épice. Mais la beauté des fleurs n'y semble pas toujours suffire au poète. Il y ajoute la dignité que leur donne d'avoir paru dans l'Écriture et d'avoir été préférées par Dieu. Et lui aussi fait de la botanique. Il sème des oxalis pour étudier le sommeil des végétaux, et sa botanique tourne vite à la théologie, à l'astrologie, à des systèmes du monde, d'ailleurs de parti pris très simples, comme chez son vieux Jean de La Fontaine:

Dieu fait bien ce qu'il fait ; sans en chercher la preuve,
Dans le papillon-aurore je la trouve.

Enfin, si grâce à la protection de M. Jean Baugnies je puis voir un jour le jardin de Claude Monet, je sens bien que j'y verrai, dans un jardin de tons et de couleurs plus encore que de fleurs, un jardin qui doit être moins l'ancien jardin-fleuriste qu'un jardin-coloriste, si l'on peut dire, des fleurs disposées en un ensemble qui n'est pas tout à fait celui de la nature, puisqu'elles ont été semées de façon que ne fleurissent en même temps que celles dont les nuances s'assortissent, s'harmonisent à l'infini en une étendue bleue ou rosée, et que cette intention de peintre puissamment manifestée a dématérialisées, en quelque sorte, de tout ce qui n'est pas la couleur. Fleurs de la terre, et aussi fleurs de l'eau, ces tendres nymphéas que le maître a dépeints dans des toiles sublimes dont ce jardin (vraie transposition d'art plus encore que modèle de tableaux, tableau déjà exécuté à même la nature qui s'éclaire en dessous du regard d'un grand peintre) est comme une première et vivante esquisse, tout au moins la palette est déjà faite et délicieuse où les tons harmonieux sont préparés. Rien de pareil, nous l'avons vu, dans le jardin de Mme de Noailles. Il semble que ce soit en son honneur qu'Emerson ait composé le magnifique éloge (dont le Ten o'clock de Whistler serait la paradoxale et pourtant défendable contre-partie): "Pourquoi un amateur viendrait-il chercher le poète pour lui faire admirer une cascade ou un nuage doré, quand il ne peut ouvrir les yeux sans voir de la splendeur et de la grâce? Combien est vain ce choix d'une étincelle éparse çà et là, quand la nécessité inhérente aux choses sème la rose de la beauté sur le front du chaos. Ô Poète, vrai seigneur de l'eau, de la terre, de l'air, dusses-tu traverser l'univers entier, tu ne parviendrais pas à trouver une chose sans poésie et sans beauté." Cette puissance de son exaltation et de sa sensibilité poétiques, Mme de Noailles ne l'aperçut longtemps que projetée par elle-même sur les choses. Elle ne l'y reconnaissait point, elle l'appelait innocemment splendeur de l'univers. Maintenant – et c'est cette étape vers un idéalisme plus profond que marquent les Éblouissements, – elle en a pris directement conscience dans quelque surplus d'amour, encore inutilisé par les choses, qu'elle aura trouvé un jour dans son cœur. Elle est "éblouie" par le monde, dit-elle, mais elle rend feu pour feu aux clartés qu'il lui verse. Elle sait que la pensée n'est pas perdue dans l'univers, mais que l'univers se représente au sein de la pensée. Elle dit au soleil: "Mon cœur est un jardin dont vous êtes la rose." Elle sait qu'une idée profonde qui a enclos en elle l'espace et le temps n'est plus soumise à leur tyrannie et ne saurait finir:

Un tel élan ne peut être arrêté tout court.
Ma tendresse pour vous dépassera mes jours
        Et ma tombe fermée!

La vue des tombeaux même ne fait que grandir son ardeur et sa joie, car elle croit voir, ses pieds nus sur les tombes,

Un Éros souriant qui nourrit des colombes.

... Je ne sais si vous me comprendrez et si le poète sera indulgent à ma rêverie. Mais bien souvent les moindres vers des Éblouissements me firent penser à ces cyprès géants, à ces sophoras roses que l'art du jardinier japonais fait tenir, hauts de quelques centimètres, dans un godet de porcelaine de Hizen. Mais l'imagination qui les contemple en même temps que les yeux, les voit, dans le monde des proportions, ce qu'ils sont en réalité, c'est-à-dire des arbres immenses. Et leur ombre grande comme la main donne à l'étroit carré de terre, de natte, ou de cailloux où elle promène lentement, les jours de soleil, ses songes plus que centenaires, l'étendue et la majesté d'une vaste campagne ou de la rive de quelque grand fleuve.

 

*       *       *

 

J'aurais voulu d'un tel livre (un livre unique à qui on pourra trouver dans le passé des égaux, mais pas un semblable) essayer de dégager d'abord l'essence et l'esprit. Il faut finir et je n'ai pas commencé d'en parcourir avec vous les beautés. J'aurais pourtant aimé m'attarder à celles de pure technique aussi bien qu'aux autres, vous signaler au passage, par exemple, de charmants noms français, revivant et vibrant dans la belle lumière où le poète les expose, à la place d'honneur du vers, à la rime, à la rime qui les fait chanter, accompagnés par la musique assortie de la rime voisine:

La douceur d'un beau soir qui descend sur Beauvais.

      Je me penche à votre fenêtre
      Le soir descend sur Chambéry;

tant de notations d'une justesse délicieuse:

Dans nos taillis serrés où la pie en sifflant
Roule sous les sapins comme un fruit noir et blanc
   ...Près des flots de la Drance
Où la truite glacée et fluide s'élance,
Hirondelle d'argent aux ailerons mouillés.

Métaphores qui recomposent et nous rendent le mensonge de notre première impression, quand, nous promenant dans un bois ou suivant les bords d'une rivière, nous avons pensé d'abord, en entendant rouler quelque chose, que c'était quelque fruit, et non un oiseau, ou quand, surpris par la vive fusée au dessus des eaux d'un brusque essor, nous avions cru au vol d'un oiseau, avant d'avoir entendu la truite retomber dans la rivière. Mais ces charmantes et toutes vives comparaisons qui substituent, à la constatation de ce qui est, la résurrection de ce que nous avons senti (la seule réalité intéressante) disparaissent elles-mêmes à côté d'images vraiment sublimes, toutes créées, dignes des plus belles d'Hugo. Il faudrait avoir lu toute la pièce sur la splendeur, l'ivresse, l'élan de ces matinées d'été où on renverse la tête afin de suivre des yeux un oiseau lancé jusqu'au ciel, pour éprouver tout le vertige de sentir tout le mystère de ces deux derniers vers:

Tandis que détaché d'une invisible fronde,
Un doux oiseau jaillit jusqu'au sommet du monde.

Connaissez-vous une image plus splendide et plus parfaite que celle-ci (il s'agit de ces admirables Eaux de Damas, qui s'élancent et montent dans le fût des fontaines, puis retombent, font passer partout les linges mouillés de leur fraîcheur et l'odeur du melon et des poires crassanes avec un parfum de rosier):

            Comme une jeune esclave
Qui monte, qui descend, qui parfume et qui lave!

Là encore, pour comprendre toute la noblesse, toute la pureté, tout "l'inventé" de cette image si soudaine et si achevée, qui naît immédiate et complète, il faut relire la pièce, l'une des plus "poussées" en expression, des plus entièrement senties aussi de ce volume, peinte du commencement jusqu'à la fin, en face, en présence d'une sensation pourtant si fugace qu'on sent que l'artiste a dû être obligé de la recréer mille fois en lui pour prolonger les instants de la pose et pouvoir achever sa toile d'après nature, – une des plus étonnantes réussites, le chef-d'œuvre peut-être, de l'impressionnisme littéraire. Notons au passage des "homards bleus" dont la couleur fera un peu de tapage, puis qui plairont à tous comme les "hérons bleus", les "flamants roses", les "ours enivrés du raisin" et les "jeunes crocodiles" du début d'Atala qui, à l'époque, firent crier certains yeux et se sont fondus depuis dans la délicieuse couleur de l'ensemble. Nous les signalons bravement, ces homards bleus, que nous trouvons, pour notre part, fort à notre goût, aux abbés Morellet du jour. Puis ce sont d'extraordinaires pièces sur la Perse, où

De beaux garçons persans en bonnets de fourrure,
Aux profils aussi ronds que de jeunes béliers,

disent à l'auteur:

Nous déploierons pour vous de merveilleux tapis
Où l'on voit s'enfoncer sous des arcs d'églantine
Des lions langoureux et des cerfs assoupis,

tandis qu'un paon:

Enfoncera parfois dans les roses suaves
Son petit front étroit comme un serpent huppé;

d'adorables strophes au Printemps, où il faudrait noter que dans ce vers:

Entendez les oiseaux de mon brûlant gosier,

l'irrégularité de l'image ajoute une beauté, absolument comme dans ce vers de Baudelaire: "Et les urnes d'amour dont vos grands cœurs sont pleins." Un bon écrivain qui ne serait qu'un bon écrivain aurait comparé le cœur à une urne pleine d'amour et ce gosier du printemps au gosier d'un oiseau. C'est le grand poète seul qui ose remplir le cœur d'urnes et le gosier d'oiseaux. Puis, laissant passer avec regret une admirable pièce sur Venise où

La dogana, le soir, montrant sa boule d'or,
Semble arrêter le temps et prolonger encor
La forme du soleil qui descend dans l'abîme

et tant d'autres parmi celles que j'aime le mieux, j'arrive à la fin du volume à la dernière pièce, sur les héros, les héros, tous les grands hommes du passé qui sont entrés dans la mort avec aisance :

Ainsi que des danseurs sacrés!
Ah! laissez-moi partir,

s'écrie le poète,

                            ... laissez que je rejoigne
       Ce cortège chantant divin,
Que je sois la timide et rêveuse compagne
       Qui porte le sel et le vin!
Combien de fois, n'ayant plus la force de vivre,
       Ai-je souvent souri, bondi
Pour avoir entendu les trompettes de cuivre
       Des adolescents de Lodi!

Combien de fois, pendant ma dure promenade,
       Mon cœur, quand vous vous fatiguiez,
Ai-je évoqué pour vous, dans la claire Troade,
       Achille sous un haut figuier!

Tout l'azur chaque jour tombé dans ma poitrine
       S'élançait en gestes sans fin,
Comme on voit s'élever deux gerbes d'eau marine
       Du souffle enivré des dauphins!

Je ne sais, si vous vous êtes rendu compte combien vous vous êtes élevé depuis le commencement de cette pièce au-dessus de la zone où se plut souvent, où nous enchanta, l'auteur du Cœur innombrable et de l'Ombre des jours; ici, aucune culture potagère ne pourrait plus vivre; vous êtes entré dans la région des grandes altitudes. Regardez devant vous: sous la blancheur éblouissante qui seule révèle leur prodigieuse hauteur, les sommets de la Légende des siècles, quelques massifs sourcilleux, – sans qu'on puisse exactement discerner dans l'azur où rien ne nous en sépare, à quelle distance ils se trouvent, – semblent tout proches. Au grand silence qui règne autour de tous les derniers vers que je vous ai cités, à la pureté du souffle qui passe sur eux et exalte vos forces, à l'immensité des horizons environnants et dominés, vous sentez que vous vous trouvez sur une cime.

 

 

 

 

Erstdruck und Druckvorlage

Le Figaro.
Supplément littéraire.
1907, 15. Juni, S. 1.

Gezeichnet: Marcel Proust.

Die Textwiedergabe erfolgt nach dem ersten Druck (Editionsrichtlinien).


Le Figaro. Supplément littéraire   online
URL: http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb343599097/date

 

 

Kommentierte und kritische Ausgabe

 

 

Übersetzung ins Deutsche

 

 

 

Literatur: Proust

Allard, Marie-Lise: Anna de Noailles. Entre prose et poésie. Paris 2013.

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Brandmeyer, Rudolf: Poetiken der Lyrik: Von der Normpoetik zur Autorenpoetik. In: Handbuch Lyrik. Theorie, Analyse, Geschichte. Hrsg. von Dieter Lamping. 2. Aufl. Stuttgart 2016, S. 2-15.

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URL: https://books.openedition.org/puc/10232

 

 

Literatur: Le Figaro

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