Max Jacob

 

 

Le Cornet à Dés

Préface de 1916

 

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Tout ce qui existe est situé. Tout ce qui est au-dessus de la matière est situé; la matière elle-même est située. Deux œuvres sont inégalement situées soit par l'esprit des auteurs soit par leurs artifices. Raphaël est au-dessus d'Ingres, Vigny au-dessus de Musset. Madame X... est au-dessus de sa cousine; le diamant est au-dessus du quartz. Cela tient peut-être à des relations entre le moral et la morale? On croyait autrefois que les artistes sont inspirés par les anges et qu'il y a différentes catégories d'anges.

Buffon a dit: "Le style, c'est l'homme même." Ce qui signifie qu'un écrivain doit écrire avec son sang. La définition est salutaire, elle ne me paraît pas exacte. Ce qui est l'homme même, c'est son langage, sa sensibilité: on a raison de dire: exprimez-vous avec les mots qui vous sont propres. On a tort de croire que cela soit le style. Pourquoi vouloir donner du style en littérature une autre définition que celle qu'il a dans les différents arts? Le style est la volonté de s'extérioriser par des moyens choisis. On confond généralement comme Buffon langue et style parce que peu d'hommes ont besoin d'un art de volonté c'est-à-dire de l'art lui-même et parce que tout le monde a besoin d'humanité dans l'expression. Dans les grandes époques artistiques les règles de l'art enseignées dès l'enfance consti[8]tuent des canons qui donnent un style: les artistes sont alors ceux qui malgré les règles suivies dès l'enfance trouvent une expression vivante. Cette expression vivante est le charme des aristocraties, c'est celui du XVIIe siècle. Le XIXe siècle est plein d'écrivains qui ont compris la nécessité du style mais n'ont pas osé descendre du trône que leur désir de pureté avait bâti. Ils se sont créé des entraves aux dépens de la vie (1). L'auteur ayant situé son œuvre peut user de tous les charmes: la langue, le rythme, la musicalité et l'esprit. Quand un chanteur a la voix placée il peut s'amuser aux roulades. Pour me bien comprendre comparez les familiarités de Montaigne avec celles d'Aristide Bruant ou les coudoiements du journal d'un sou avec les brutalités de Bossuet bousculant les protestants.

Cette théorie n'est pas ambitieuse; elle n'est pas non plus nouvelle: c'est la théorie classique que je rappelle modestement. Les noms que je cite ne sont pas là pour frapper les "modernes" avec la massue des "anciens", ce sont les noms incontestés; si j'en avais cité d'autres que je sais vous auriez peut-être jeté le livre ce que je ne désire pas. Je veux que vous le lisiez non pas longtemps mais souvent: faire comprendre c'est faire aimer. On n'estime que les œuvres longues, or il est difficile d'être longtemps beau. On peut préférer un poème japonais de trois lignes à l'Eve de Péguy qui a trois cents pages et [9] une lettre de Madame de Sévigné pleine de bonheur, de hardiesse et d'aisance à l'un de ces romans de jadis faits de morceaux cousus et qui prétendaient avoir assez fait pour la tenue s'ils avaient obéi aux exigences de la thèse.

On a beaucoup écrit de poèmes en prose depuis trente ou quarante ans; je ne connais guère de poète qui ait compris de quoi il s'agissait, et qui ait su sacrifier ses ambitions d'auteur à la constitution formelle du poème en prose. La dimension n'est rien pour la beauté de l'œuvre, sa situation et son style y sont tout. Or je prétends que le Cornet à dés peut satisfaire le lecteur à ce double point de vue.

L'émotion artistique n'est ni un acte sensoriel, ni un acte sentimental; sans cela la nature suffirait à nous la donner. L'art existe, c'est donc qu'il correspond à un besoin: l'art est proprement une distraction. Je ne me trompe pas: c'est la théorie qui nous a donné un merveilleux peuple de héros, de puissantes évocations de milieux où se satisfont les légitimes curiosités et les aspirations des bourgeois prisonniers d'eux-mêmes. Mais il faut donner au mot distraction une signification encore plus large. Une œuvre d'art est une force qui attire, qui absorbe les forces disponibles de celui qui l'approche. Il y a ici quelque chose comme un mariage et l'amateur y joue le rôle de la femme. Il a besoin d'être pris par une volonté et maintenu. La volonté joue donc dans la création le rôle principal, le reste n'est que l'appât devant le piège. La volonté ne peut s'exercer que sur le choix des moyens car l'œuvre d'art n'est [10] qu'un ensemble de moyens et nous arrivons pour l'art à la définition que je donnais du style: l'art est la volonté de s'extérioriser par des moyens choisis: les deux définitions coïncident et l'art n'est que le style. Le style est considéré ici comme la mise en œuvre des matériaux et comme la composition de l'ensemble, non comme la langue de l'écrivain. Et je conclus que l'émotion artistique est l'effet d'une activité pensante vers une activité pensée. Je me sers du mot "pensante" à regret car je suis convaincu que l'émotion artistique cesse où l'analyse et la pensée interviennent: c'est autre chose de faire réfléchir et de donner l'émotion du beau. Je mets la pensée avec l'appât du piège.

Plus l'activité du sujet sera grande, plus l'émotion donnée par l'objet augmentera; l'œuvre d'art doit donc être éloignée du sujet. C'est pourquoi elle doit être située. On pourrait rencontrer ici la théorie de Baudelaire sur la surprise: cette théorie est un peu grosse. Baudelaire comprenait le mot "distraction" dans son sens le plus ordinaire. Surprendre est peu de chose, il faut transplanter. La surprise charme et empêche la création véritable: elle est nuisible comme tous les charmes. Un créateur n'a le droit d'être charmant qu'après coup, quand l'œuvre est située et stylée.

Distinguons le style d'une œuvre de sa situation. Le style ou volonté crée, c'est-à-dire sépare. La situation éloigne, c'est-à-dire excite à l'émotion artistique. <O>n reconnaît qu'une œuvre a du style à ceci qu'elle donne la sensation du fermé; on reconnaît qu'elle [11] est située au petit choc qu'on en reçoit ou encore à la marge qui l'entoure, à l'atmosphère spéciale où elle se meut. Certaines œuvres de Flaubert ont du style; aucune n'est située. Le théâtre de Musset est situé et n'a pas beaucoup de style. L'œuvre de Mallarmé est le type de l'œuvre située: si Mallarmé n'était pas guindé et obscur, ce serait un grand classique. Rimbaud n'a ni style, ni situation: il a la surprise baudelairienne; c'est le triomphe du désordre romantique.

Rimbaud a élargi le champ de la sensibilité et tous les littérateurs lui doivent de la reconnaissance mais les auteurs de poèmes en prose ne peuvent le prendre pour modèle car le poème en prose pour exister doit se soumettre aux lois de tout art qui sont le style ou volonté et la situation ou émotion et Rimbaud ne conduit qu'au désordre et à l'exaspération. Le poème en prose doit aussi éviter les paraboles baudelairiennes et mallarméennes s'il veut se distinguer de la fable. On comprendra que je ne regarde pas comme poèmes en prose les cahiers d'impressions plus ou moins curieuses que publient de temps en temps les confrères qui ont de l'excédent. Une page en prose n'est pas un poème en prose quand bien même elle encadrerait deux ou trois trouvailles. Je considérerais comme tels les dites trouvailles présentées avec la marge spirituelle nécessaire. A ce propos je mets en garde les auteurs de poèmes en prose contre les pierres précieuses trop brillantes qui tirent l'œil aux dépens de l'ensemble. Le poème est un objet construit et non la [12] devanture d'un bijoutier. Rimbaud, c'est la devanture du bijoutier, ce n'est pas le bijou: le poème en prose est un bijou.

Une œuvre d'art vaut par elle-même et non par les confrontations qu'on en peut faire avec la réalité. On dit au cinématographe: "C'est bien ça!" On dit devant un objet d'art: "Quelle harmonie! quelle solidité! quelle tenue! quelle pureté!" Les adorables définitions de Jules Renard tombent devant cette vérité. Ce sont des œuvres réalistes, sans existence réelle; elles ont du style mais ne sont pas situées; le même charme qui les fait vivre, les tue. Je crois que Jules Renard a fait d'autres poèmes en prose que ses définitions; je ne les connais pas; je le regrette: il est possible qu'il soit l'inventeur du genre tel que je le conçois. Pour le moment je considère comme tel Aloysius Bertrand et l'auteur du Livre de Monelle, Marcel Schwob. Tous deux ont du style et de la marge: c'est-à-dire qu'ils composent et qu'ils situent. Je reproche à l'un son romantisme "à la manière de Callot" comme il dit, qui attachant l'attention à des couleurs trop violentes voile l'œuvre même. D'ailleurs il l'a déclaré, il jugeait ses morceaux, les matériaux d'une œuvre et non des œuvres délimitées. Je reproche à l'autre d'avoir écrit des contes et non des poèmes, et quels contes! précieux, puérils, artistes! Il serait possible pourtant que ces deux écrivains eussent créé le genre du "poème en prose" sans le savoir.

 

    Septembre 1916.                             MAX JACOB.

 

 

[Fußnote, S. 8]

(1) Le poème en prose doit être malgré les règles qui le stylent d'une expression libre et vivante.   zurück

 

 

 

 

Erstdruck und Druckvorlage

Max Jacob: Le Cornet à Dés.
o.O. [a proprio], o.J. [1917], S. 7-12. [PDF]

Druckvermerk (S. 191)
Paris. — Imprimerie Levé, rue de Rennes, 71.

Die Textwiedergabe erfolgt nach dem ersten Druck (Editionsrichtlinien).

 

Kommentierte Ausgaben

 

 

 

Werkverzeichnis


Verzeichnisse

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S. 17-30: Jacob.

Green, Maria: Bibliographie de Max Jacob.
Poèmes cités dans les ouvrages de prose.
Textes en prose parus en revues ou cités dans les ouvrages. Traductions.
Pau: PUP 2001.



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In: 291.
No. 10/11, Dec. 1915 - Jan.1916, p. 4.
URL: https://www.jstor.org/journal/291
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URL: https://www.jstor.org/journal/291
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URL: https://modjourn.org/journal/new-age/

Max Jacob: Le Cornet à Dés.
o.O. [a proprio], o.J. [1917].
Druckvermerk (S. 191): Paris. — Imprimerie Levé, rue de Rennes, 71.
S. 5: Préface de 1906.
S. 7-12: Préface de 1916. [PDF]

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Annexes: Bibliographie de la correspondance de Max Jacob.

Rodriguez, Antonio: Le poème en prose de Baudelaire est-il une "fable"? La critique de Max Jacob et le renouveau du genre. In: Histoires littéraires. Nr.65 (janvier-février-mars 2016), S. 21-33.

Sustrac, Patricia: Brève histoire d'un receuil. In: Les Cahiers Max Jacob 17-18, 2017: Centenaire du Cornet à dés, S. 135-156.

 

 

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