Joris-Karl Huysmans

 

 

[Mallarmé]

 

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Texte zur Mallarmé-Rezeption

 

– Mon Dieu! mon Dieu! qu'il existe donc peu de livres qu'on puisse relire, soupira des Esseintes, regardant le domestique qui descendait de l'esca[259]belle où il était juché et s'effaçait pour lui permettre d'embrasser d'un coup d'œil tous les rayons.

Des Esseintes approuva de la tête. Il ne restait plus sur la table que deux plaquettes. D'un signe, il congédia le vieillard et il parcourut quelques feuilles reliées en peau d'onagre, préalablement satinée à la presse hydraulique, pommelée à l'aquarelle de nuées d'argent et nantie de gardes de vieux lampas, dont les ramages un peu éteints, avaient cette grâce des choses fanées que Mallarmé célébra dans un si délicieux poème.

Ces pages, au nombre de neuf, étaient extraites d'uniques exemplaires des deux premiers Parnasses, tirés sur parchemin, et précédées de ce titre: Quelques vers de Mallarmé, dessiné par un surprenant calligraphe, en lettres onciales, coloriées, relevées, comme celles des vieux manuscrits, de points d'or.

Parmi les onze pièces réunies sous cette couverture, quelques-unes, Les Fenêtres, l'Épilogue, Azur, le requéraient; mais une entre autres, un fragment de l'Hérodiade, le subjuguait de même qu'un sortilège, à certaines heures.

Combien de soirs, sous la lampe éclairant de ses lueurs baissées la silencieuse chambre, ne s'était-il point senti effleuré par cette Hérodiade qui, dans l'œuvre de Gustave Moreau maintenant envahie par l'ombre, s'effaçait plus légère, ne laissant plus entrevoir qu'une confuse [260] statue, encore blanche, dans un brasier éteint de pierres!

L'obscurité cachait le sang, endormait les reflets et les ors, enténébrait les lointains du temple, noyait les comparses du crime ensevelis dans leurs couleurs mortes, et, n'épargnant que les blancheurs de l'aquarelle, sortait la femme du fourreau de ses joailleries et la rendait plus nue.

Invinciblement, il levait les yeux vers elle, la discernait à ses contours inoubliés et elle revivait, évoquant sur ses lèvres ces bizarres et doux vers que Mallarmé lui prête:

" .....                                   O miroir!
Eau froide par l'ennui dans ton cadre gelée
Que de fois, et pendant les heures, désolée
Des songes et cherchant mes souvenirs qui sont
Comme des feuilles sous ta glace au trou profond,
Je m'apparus en toi comme une ombre lointaine!
Mais horreur! des soirs, dans ta sévère fontaine,
J'ai de mon rêve épars connu la nudité!"

Ces vers, il les aimait comme il aimait les œuvres de ce poète qui, dans un siècle de suffrage universel et dans un temps de lucre, vivait à l'écart des lettres, abrité de la sottise environnante par son dédain, se complaisant, loin du monde, aux surprises de l'intellect, aux visions de sa cervelle, raffinant sur des pensées déjà spécieuses, les greffant de finesses byzantines, les perpétuant en des déductions légèrement indiquées que reliait à peine un imperceptible fil.

[261] Ces idées nattées et précieuses, il les nouait avec une langue adhésive, solitaire et secrète, pleine de rétractions de phrases, de tournures elliptiques, d'audacieux tropes.

Percevant les analogies les plus lointaines, il désignait souvent d'un terme donnant à la fois, par un effet de similitude, la forme, le parfum, la couleur, la qualité, l'éclat, l'objet ou l'être auquel il eût fallu accoler de nombreuses et de différentes épithètes pour en dégager toutes les faces, toutes les nuances, s'il avait été simplement indiqué par son nom technique. Il parvenait ainsi à abolir l'énoncé de la comparaison qui s'établissait, toute seule, dans l'esprit du lecteur, par l'analogie, dès qu'il avait pénétré le symbole, et il se dispensait d'éparpiller l'attention sur chacune des qualités qu'auraient pu présenter, un à un, les adjectifs placés à la queue leu-leu, la concentrait sur un seul mot, sur un tout, produisant, comme pour un tableau par exemple, un aspect unique et complet, un ensemble.

Cela devenait une littérature condensée, un coulis essentiel, un sublimé d'art; cette tactique d'abord employée d'une façon restreinte, dans ses premières œuvres, Mallarmé l'avait hardiment arborée dans une pièce sur Théophile Gautier et dans l'Après-midi du faune, une églogue, où les subtilités des joies sensuelles se déroulaient en des vers mystérieux et câlins que trouait tout à coup ce cri fauve et délirant du faune:

[262] "Alors m'éveillerai-je à la ferveur première,
Droit et seul sous un flot antique de lumière,
Lys! et l'un de vous tous pour l'ingénuité."

Ce vers qui avec le monosyllabe lys! en rejet, évoquait l'image de quelque chose de rigide, d'élancé, de blanc, sur le sens duquel appuyait encore le substantif ingénuité mis à la rime, exprimait allégoriquement, en un seul terme, la passion, l'effervescence, l'état momentané du faune vierge, affolé de rut par la vue des nymphes.

Dans cet extraordinaire poème, des surprises d'images nouvelles et invues surgissaient, à tout bout de vers, alors que le poète décrivait les élans, les regrets du chèvre-pied contemplant sur le bord du marécage les touffes des roseaux gardant encore, en un moule éphémère, la forme creuse des naïades qui l'avaient empli.

Puis, des Esseintes éprouvait aussi de captieuses délices à palper cette minuscule plaquette, dont la couverture en feutre du Japon, aussi blanche qu'un lait caillé, était fermée par deux cordons de soie, l'un rose de Chine, et l'autre noir.

Dissimulée derrière la couverture, la tresse noire rejoignait la tresse rose qui mettait comme un souffle de veloutine, comme un soupçon de fard japonais moderne, comme un adjuvant libertin, sur l'antique blancheur, sur la candide carnation du livre, et elle l'enlaçait, nouant en une légère rosette, sa couleur sombre à la couleur claire, insinuant un discret avertissement [263] de ce regret, une vague menace de cette tristesse qui succèdent aux transports éteints et aux surexcitations apaisées des sens.

Des Esseintes reposa sur la table l'Après-midi du faune, et il feuilleta une autre plaquette qu'il avait fait imprimer, à son usage, une anthologie du poème en prose, une petite chapelle, placée sous l'invocation de Baudelaire, et ouverte sur le parvis de ses poèmes.

Cette anthologie comprenait un selectæ du Gaspard de la nuit de ce fantasque Aloysius Bertrand qui a transféré les procédés du Léonard dans la prose et peint, avec ses oxydes métalliques, de petits tableaux dont les vives couleurs chatoient, ainsi que celles des émaux lucides. Des Esseintes y avait joint le Vox populi, de Villiers, une pièce superbement frappée dans un style d'or, à l'effigie de Leconte de Lisle et de Flaubert, et quelques extraits de ce délicat livre de Jade dont l'exotique parfum de ginseng et de thé se mêle à l'odorante fraîcheur de l'eau qui babille sous un clair de lune, tout le long du livre.

Mais, dans ce recueil, avaient été colligés certains poèmes sauvés de revues mortes: le Démon de l'analogie, la Pipe, le Pauvre enfant pâle, le Spectacle interrompu, le Phénomène futur, et surtout Plaintes d'automne et Frisson d'hiver, qui étaient les chefs-d'œuvre de Mallarmé et comptaient également parmi les chefs-d'œuvre du poème en prose, car ils unissaient une langue [264] si magnifiquement ordonnée qu'elle berçait, par elle-même, ainsi qu'une mélancolique incantation, qu'une enivrante mélodie, à des pensées d'une suggestion irrésistible, à des pulsations d'âme de sensitif dont les nerfs en émoi vibrent avec une acuité qui vous pénètre jusqu'au ravissement, jusqu'à la douleur.

De toutes les formes de la littérature, celle du poème en prose était la forme préférée de des Esseintes. Maniée par un alchimiste de génie, elle devait, suivant lui, renfermer, dans son petit volume, à l'état d'of meat, la puissance du roman dont elle supprimait les longueurs analytiques et les superfétations descriptives. Bien souvent, des Esseintes avait médité sur cet inquiétant problème, écrire un roman concentré en quelques phrases qui contiendraient le suc cohobé des centaines de pages toujours employées à établir le milieu, à dessiner les caractères, à entasser à l'appui les observations et les menus faits. Alors les mots choisis seraient tellement impermutables qu'ils suppléeraient à tous les autres; l'adjectif posé d'une si ingénieuse et d'une si définitive façon qu'il ne pourrait être légalement dépossédé de sa place, ouvrirait de telles perspectives que le lecteur pourrait rêver, pendant des semaines entières, sur son sens, tout à la fois précis et multiple, constaterait le présent, reconstruirait le passé, devinerait l'avenir d'âmes des personnages, révélés par les lueurs de cette épithète unique.

[265] Le roman, ainsi conçu, ainsi condensé en une page ou deux, deviendrait une communion de pensée entre un magique écrivain et un idéal lecteur, une collaboration spirituelle consentie entre dix personnes supérieures éparses dans l'univers, une délectation offerte aux délicats, accessible à eux seuls.

En un mot, le poème en prose représentait, pour des Esseintes, le suc concret, l'osmazome de la littérature, l'huile essentielle de l'art.

Cette succulence développée et réduite en une goutte, elle existait déjà chez Baudelaire, et aussi dans ces poèmes de Mallarmé qu'il humait avec une si profonde joie.

Quand il eut fermé son anthologie, des Esseintes se dit que sa bibliothèque arrêtée sur ce dernier livre, ne s'augmenterait probablement jamais plus.

En effet, la décadence d'une littérature, irréparablement atteinte dans son organisme, affaiblie par l'âge des idées, épuisée par les excès de la syntaxe, sensible seulement aux curiosités qui enfièvrent les malades et cependant pressée de tout exprimer à son déclin, acharnée à vouloir réparer toutes les omissions de jouissance, à léguer les plus subtils souvenirs de douleur, à son lit de mort, s'était incarnée en Mallarmé, de la façon la plus consommée et la plus exquise.

C'étaient, poussées jusqu'à leur dernière expression, les quintessences de Baudelaire et de Poe; c'étaient leurs fines et puissantes substances [266] encore distillées et dégageant de nouveaux fumets, de nouvelles ivresses.

C'était l'agonie de la vieille langue qui, après s'être persillée de siècle en siècle, finissait par se dissoudre, par atteindre ce déliquium de la langue latine qui expirait dans les mystérieux concepts et les énigmatiques expressions de saint Boniface et de saint Adhelme.

Au demeurant, la décomposition de la langue française s'était faite d'un coup. Dans la langue latine, une longue transition, un écart de quatre cents ans existait entre le verbe tacheté et superbe de Claudien et de Rutilius, et le verbe faisandé du VIIIe siècle. Dans la langue française aucun laps de temps, aucune succession d'âges n'avait eu lieu; le style tacheté et superbe des de Goncourt et le style faisandé de Verlaine et de Mallarmé se coudoyaient à Paris, vivant en même temps, à la même époque, au même siècle.

Et des Esseintes sourit, regardant l'un des in-folios ouverts sur son pupitre de chapelle, pensant que le moment viendrait où un érudit préparerait pour la décadence de la langue française, un glossaire pareil à celui dans lequel le savant du Cange a noté les dernières balbuties, les derniers spasmes, les derniers éclats, de la langue latine râlant de vieillesse au fond des cloîtres.

 

 

 

 

Erstdruck und Druckvorlage

Joris-Karl Huysmans: A rebours.
Paris: Charpentier 1884.

Unser Auzug: Kap. XIV, S. 258-266.

URL: http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1045576p

Die Textwiedergabe erfolgt nach dem ersten Druck (Editionsrichtlinien).

 

 

Kommentierte Ausgaben

 

 

Übersetzungen ins Deutsche

 

 

 

Werkverzeichnis

Huysmans, Joris-Karl: Interviews.
Hrsg. von Jean-Marie Seillan.
Paris: Champion 2002.

Huysmans, Joris-Karl: Zola.
Hrsg. von Charles Ficat.
Paris: Bartillat 2002.

Huysmans, Joris-Karl: Écrits sur l'art.
Hrsg. von Patrice Locmant.
Paris: Bartillat, impr. 2006.

Huysmans, Joris-Karl: La cathédrale.
[Hrsg. von Claire Labouygues].
Clermond-Ferrand: Éd. Paleo 2009.

Huysmans, Joris-Karl: Écrits sur la littérature.
Hrsg. von Patrice Locmant.
Paris: Hermann 2010.

Huysmans, Joris-Karl: Paris et autres textes.
Paris: L'Herne 2015.

Huysmans, Joris-Karl: L'architecture cuite et autres textes.
Paris: L'Éclat 2016.

Huysmans, Joris-Karl: Oeuvres complètes.
Hrsg. von Pierre Glaudes u. Jean-Marie Seillan.
Paris: Classiques Garnier 2017 ff.

Huysmans, Joris-Karl: De Degas à Grünewald.
Hrsg. von Stéphane Guégan u. André Guyaux.
Paris: Coédition Gallimard / Musée d'Orsay 2019.

Huysmans, Joris-Karl: Romans et nouvelles.
Hrsg. von André Guyaux u. Pierre Jourde.
Paris: Gallimard 2019 (= Bibliothèque de la Pléiade, 642).

 

 

 

Literatur

Bonnet, Gilles / Seillan, Jean-Marie (Hrsg.): Huysmans et les genres littéraires. Rennes 2010.

Brandmeyer, Rudolf: Poetiken der Lyrik: Von der Normpoetik zur Autorenpoetik. In: Handbuch Lyrik. Theorie, Analyse, Geschichte. Hrsg. von Dieter Lamping. 2. Aufl. Stuttgart 2016, S. 2-15.

Creasy, Matthew: 'A sort of breviary': Arthur Symons, J. K. Huysmans and British Decadence. In: Cahiers victoriens et édouardiens 90 (Automne 2019).
DOI: https://doi.org/10.4000/cve.6440

De Gregorio Cirillo, Valeria u.a. (Hrsg.): J.-K. Huysmans. La modernité d'un anti-moderne. Actes du colloque international, Naples, 7 mai 2001-8 mai 2001. Napoli 2003.

Desmarais, Jane / Weir, David (Hrsg.): The Oxford Handbook of Decadence. Oxford 2022.

Glaudes, Pierre / Guglielmi, Francesca (Hrsg.): Bloy-Huysmans. Paris 2019

Grojnowski, Daniel: Les usages de la collection dans A rebours. In: Poétique 41 (2010), S. 167-176.

Marchal, Bertrand (Hrsg.): Stéphane Mallarmé. Correspondance, 1854-1898. Paris 2019.
Register.

Millet-Gérard, Dominique: Le tigre et le chat gris. Vingt études sur Léon Bloy et Joris-Karl Huysmans. Paris 2017.

Solal, Jérôme (Hrsg.): Huysmans et les arts. Paris 2016.

 

 

Edition
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