Honoré de Balzac

 

 

Illusions perdues

[Auszug]

 

Text
Editionsbericht
Literatur

 

Quelques habitués se coulèrent familièrement dans l'assemblée, ainsi que deux ou trois fils de famille, timides, silencieux, parés comme des châsses, heureux d'avoir été conviés à cette solennité littéraire.

Toutes les femmes se rangèrent sérieusement en un cercle derrière lequel les hommes se tinrent debout. Cette assemblée de personnages bizarres, aux costumes hétéroclites, aux visages grimés, devint très imposante pour Lucien, dont le cœur palpita quand il se vit l'objet de tous les regards. Quelque hardi qu'il fût, il ne soutint pas facilement cette première épreuve, malgré les encouragements de sa maîtresse, qui déploya le faste de ses révérences et ses plus précieuses grâces en recevant les illustres sommités de l'Angoumois. Le malaise auquel il était en proie fut continué par une circonstance facile à prévoir, mais qui devait effaroucher un jeune homme encore [174] peu familiarisé avec la tactique du monde. Lucien, tout yeux et tout oreilles, s'entendait appeler monsieur de Rubempré par Louise, par monsieur de Bargeton, par l'évêque, par quelques complaisants de la maîtresse du logis, et monsieur Chardon par la majorité de ce redouté public. Intimidé par les œillades interrogatives des curieux, il pressentait son nom bourgeois au seul mouvement des lèvres; il devinait les jugements anticipés que l'on portait sur lui avec cette franchise provinciale, souvent un peu trop près de l'impolitesse. Ces continuels coups d'épingle inattendus le mirent encore plus mal avec lui-même. Il attendit avec impatience le moment de commencer sa lecture, afin de prendre une attitude qui fît cesser son supplice intérieur; mais Jacques racontait sa dernière chasse à madame de Pimentel; Adrien s'entretenait du nouvel astre musical, de Rossini, avec mademoiselle Laure de Rastignac; Astolphe décrivait au baron une nouvelle charrue dont il avait appris par cœur la description dans un journal. Lucien ne savait pas, le pauvre poëte, qu'aucune de ces intelligences, excepté celle de madame de Bargeton, ne pouvait comprendre la poésie. Toutes ces personnes, privées d'émotions, [175] étaient accourues en se trompant elles-mêmes sur la nature du spectacle qui les attendait. Il est des mots qui, semblables aux trompettes, aux cymbales, à la grosse caisse des saltimbanques, attirent toujours le public. Les mots beauté, gloire, poésie, ont des sortiléges qui séduisent les esprits les plus grossiers.

Quand tout le monde fut arrivé, que les causeries eurent cessé, non sans mille avertissements donnés aux interrupteurs par monsieur de Bargeton, que sa femme envoya comme un suisse d'église qui fait retentir sa canne sur les dalles, Lucien se mit à la table ronde, près de madame de Bargeton, en éprouvant une violente secousse d'âme. Il annonça d'une voix troublée que, pour ne tromper l'attente de personne, il allait lire les chefs-d'œuvre récemment retrouvés d'un grand poëte inconnu. Quoique les poésies d'André de Chénier eussent été publiées dès 1819, personne, à Angoulême, n'avait encore entendu parler d'André de Chénier; et chacun voulut voir, dans cette annonce, un biais trouvé par madame de Bargeton pour ménager l'amour-propre du poëte et mettre les auditeurs à l'aise. Lucien lut d'abord le Jeune Malade qui fut accueilli [176] par des murmures flatteurs; puis l'Aveugle, poëme que ces esprits médiocres trouvèrent long.

Pendant sa lecture, Lucien fut en proie à l'une de ces souffrances infernales qui ne peuvent être parfaitement comprises que par d'éminents artistes, ou par ceux que l'enthousiasme et une haute intelligence mettent à leur niveau. Pour être traduite par la voix comme pour être saisie, la poésie exige une sainte attention. Il doit se faire entre le lecteur et l'auditoire une alliance intime, sans laquelle les électriques communications des sentiments n'ont plus lieu. Cette cohésion des âmes manque-t-elle, le poëte se trouve alors comme un ange essayant de chanter un hymne céleste au milieu des ricanements de l'enfer. Or, dans la sphère où se développent leurs facultés, les hommes d'intelligence possèdent la vue circumspective du colimaçon, le flair du chien et l'oreille de la taupe; ils voient, ils sentent, ils entendent tout autour d'eux. Le musicien et le poëte se savent aussi promptement admirés ou incompris, qu'une plante se sèche ou se ravive dans une atmosphère amie ou ennemie. Les murmures des hommes qui n'é[177]taient venus là que pour leurs femmes, et qui se parlaient de leurs affaires, retentissaient à l'oreille de Lucien par les lois de cette acoustique particulière; de même qu'il voyait les hiatus sympathiques de quelques mâchoires violemment entrebâillées, et dont les dents le narguaient. Lorsque, semblable à la colombe du déluge, il cherchait un coin favorable où son regard pût s'arrêter, il rencontrait les yeux impatientés de gens qui pensaient évidemment à profiter de cette réunion pour s'interroger sur quelques intérêts positifs. A l'exception de Laure de Rastignac, de deux ou trois jeunes gens et de l'évêque, tous les assistants s'ennuyaient. En effet, ceux qui comprennent la poésie cherchent à développer dans leur âme ce que l'auteur a mis en germe dans ses vers; mais ces auditeurs glacés, loin d'aspirer l'âme du poëte, n'écoutaient même pas ses accents. Lucien éprouva donc un si profond découragement, une sueur froide mouilla sa chemise. Un regard de feu lancé par Louise, vers laquelle il se tourna, lui donna le courage d'achever; mais son cœur de poëte saignait de mille blessures.

– Trouvez-vous cela bien amusant, Fifine? [178] dit à sa voisine la sèche Lili qui s'attendait peut-être à des tours de force.

– Ne me demandez pas mon avis, ma chère, mes yeux se ferment aussitôt que j'entends lire.

– J'espère que Naïs ne nous donnera pas souvent des vers le soir, dit Francis; quand j'écoute lire après mon dîner, l'attention que je suis forcé d'avoir trouble ma digestion.

– Pauvre chat, dit Zéphirine à voix basse, buvez un verre d'eau sucrée.

– C'est fort bien déclamé, dit Alexandre; mais j'aime mieux le whist.

 

 

 

 

Erstdruck und Druckvorlage

M. de Balzac: Etudes de mœurs au XIXe siècle. Tome VIII.
Seconde série. Scènes de la vie de province.
Quatrième volume: Illusions perdues.
Paris: Werdet 1837.

Unser Auszug: S. 173-178
(Kap. La soirée dans un salon, la soirée au bord de l'eau).

URL: https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8617172t

Die Textwiedergabe erfolgt nach dem ersten Druck (Editionsrichtlinien).

 

Kommentierte Ausgaben

 

 

 

Literatur

Berthier, Patrick: La critique littéraire dans "Illusions perdues". In: L'Année balzacienne 9 (2008), S. 63-80.

Brandmeyer, Rudolf: Poetiken der Lyrik: Von der Normpoetik zur Autorenpoetik. In: Handbuch Lyrik. Theorie, Analyse, Geschichte. Hrsg. von Dieter Lamping. 2. Aufl. Stuttgart 2016, S. 2-15.

Heathcote, Owen / Watts, Andrew (Hrsg.): The Cambridge Companion to Balzac. Cambridge 2017.

Heinich, Nathalie: L'élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique. Paris 2005 (= Bibliothèque des sciences humaines).

Laforgue, Pierre: Balzac, Chénier et le romantisme en 1837, ou poésie et poétique dans "Illusions perdues". In: Cahiers Roucher-André Chénier 20 (2001), S. 127-134.

Laforgue, Pierre: Le débat romantique dans Illusions perdues, ou d'un romantisme l'autre. In: "Illusions perdues". Actes du colloque de la Sorbonne des 1er et 2 décembre 2003. Organisé par l'Université Paris-Sorbonne et la Société des études romantiques. Hrsg. von José-Luis Diaz u. André Guyaux. Paris 2003, S. 175-186.

Ruprecht, Dorothea: Untersuchungen zum Lyrikverständnis in Kunsttheorie, Literarhistorie und Literaturkritik zwischen 1830 und 1860. Göttingen 1987 (= Palaestra, 281).

Spandri, Francesco (Hrsg.): Balzac penseur. Paris 2019.

Thérenty, Marie-Ève: Honoré de Balzac (1799-1850). In: La Civilisation du journal. Histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIXe siècle. Hrsg. von Dominique Kalifa u.a. Paris 2011, S. 1117-1123.

Thérenty, Marie-Ève (Hrsg.): Balzac journaliste. Articles et chroniques. Choix de textes, présentation, notes, chronologie, bibliographie et index. Paris 2014 (= GF, 1278).

Vaillant, Alain: Le journal, creuset de l'invention poétique. In: Presse et plumes. Journalisme et littérature au XIXe siècle. Hrsg. von Marie-Ève Thérenty u.a. Paris 2004, S. 317-328.

 

 

Edition
Lyriktheorie » R. Brandmeyer